Entretien avec Nora Bouazzouni : « Le secteur de la restauration doit sortir de l’omerta »
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Pendant quatre ans, la journaliste Nora Bouazzouni a mené l’enquête, recueillant des centaines de témoignages de professionnels de la restauration. Son livre Violences en cuisine, une omerta à la française vient d’être publié aux éditions Stock. Elle y dresse un sombre portrait du secteur et souhaite ainsi briser l’omerta sur les pratiques de violences systémiques. Entretien.

Depuis votre livre Faiminisme publié en 2017 [éditions Nouriturfu], où vous accordez un chapitre sur les violences dans le monde de la restauration, quelles évolutions avez-vous observées ?
Rien n’a vraiment changé sur le fond. Certes, on a vu émerger l’association Bondir.e, qui fait un travail important, mais globalement, les chefs et les institutions ferment les rangs. Dès qu’on évoque les violences systémiques, ils crient à la généralisation ou prétendent que « ce n’est plus comme ça ». On me reproche par exemple d’avoir 20 ans de retard ou d’effrayer les jeunes. Ce que je constate, c’est un refus catégorique d’aborder les racines structurelles des problèmes. Les comportements toxiques sont individualisés, psychologisés, jamais analysés dans leur contexte systémique. C’est plus confortable de croire que ce sont des « mauvais chefs » isolés que de reconnaître que tout un système les fabrique, les tolère, voire les récompense.
Quel est votre objectif avec ce livre ?
D’abord, donner la parole à celles et ceux qu’on n’entend jamais. Les témoignages recueillis ne sont pas qu’un constat, ils sont une réparation. Depuis la sortie du livre je reçois des commentaires, comme « Merci de nous rendre visibles » ou « Votre livre m’a remémoré de mauvais souvenirs, j’ai vécu tout cela ». Ensuite, le but est de démonter les mécanismes qui perpétuent les violences. Mon livre, ce n’est pas un pamphlet antipatronal. C’est un livre sur la lutte des classes. Il montre comment un secteur entier s’est construit sur l’exploitation déguisée en passion, et pourquoi ceci est très peu remis en question. Certains chefs m’accusent de jeter l’opprobre sur la profession, surtout en pleine pénurie de main-d’œuvre. Mais c’est précisément l’inverse. Il cherche à rééquilibrer un rapport de force qui, aujourd’hui, est complètement déséquilibré.
Vous n’êtes pas issue du milieu, êtes-vous légitime pour parler de ce qu’il se passe en cuisine ?
Oui. Dire l’inverse est une stratégie de disqualification classique. Je suis journaliste, et mon métier, c’est d’enquêter sur des sujets extérieurs à mon vécu. D’ailleurs, j’ai été serveuse, j’ai moi-même subi des violences en salle. Mais au fond, ce n’est pas une question de légitimité, c’est une manière de refermer la discussion. J’ai même entendu dire que les témoignages de mon livre étaient faux. Ce déni est immense. Ce qu’on me reproche, c’est de briser un silence. On préfère m’accuser d’être responsable de la pénurie de main-d’œuvre que de regarder les causes réelles en face. Le secteur préfère encore croire que les jeunes n’aiment plus l’effort, plutôt que de se remettre en question. C’est plus simple de me rendre coupable que de changer les pratiques.
Selon vous, quels leviers faudrait-il activer pour que les pratiques dans les cuisines changent réellement ?
Il est clair aujourd’hui que ce n’est pas le système qui évolue, mais bien les individus qui, épuisés, commencent à dire stop. Pourtant, les structures de pouvoir, elles, restent solidement en place. Le patronat, qu’il s’agisse de chefs médiatiques ou de syndicats, continue à nier l’existence de problèmes systémiques. On nous dit que notre discours est daté, qu’il fait du tort à la profession. On individualise les comportements abusifs pour éviter de regarder en face ce qui relève d’un fonctionnement global. En parallèle, ces acteurs disposent d’un poids médiatique énorme, qui leur permet d’imposer leur version de la réalité. En face, les salariés sont souvent isolés et mal informés. Beaucoup ignorent leurs droits fondamentaux : le contenu de leur convention collective, le droit de grève, ou même ce qu’implique un simple débrayage, c’est ce qui ressort des entretiens que j’ai mené.
D’ailleurs, le syndicalisme est quasi inexistant côté salariés, moins de 10 %, alors qu’il est très fort du côté patronal. Et tout cela est renforcé par le mythe du « métier passion », qui sert d’écran de fumée à l’exploitation et maintient une forme de servitude volontaire. Quand on bosse 12 heures par jour, on a ni le temps ni l’énergie de s’organiser, c’est ce que l’on m’a dit. Alors oui, il faut agir. Une syndicalisation massive des salariés pourrait rééquilibrer les rapports de force. Ensuite, il me semble crucial de faire émerger un autre syndicat patronal, pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans le discours dominant. Beaucoup de restaurateurs veulent bien faire, mais ils sont invisibles médiatiquement. Leur voix peut prouver qu’un autre modèle est possible, respectueux de la loi, économiquement viable, humainement sain.
Et vous militez également pour l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire ?
Oui, je milite pour la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’hôtellerie-restauration. Elle permettrait d’objectiver ce que vivent les professionnels du secteur, de faire entendre toutes les parties, et de dire enfin que non, les violences, le harcèlement, la précarité ne sont pas des accidents, mais les symptômes d’un système à bout de souffle. Cela serait un geste fort, symbolique, mais aussi très concret, car il pourrait ouvrir la voie à des réformes et des obligations nouvelles.
Quelle suite voulez-vous donner à votre enquête ?
Je souhaite continuer à médiatiser les affaires de violence en cuisine, à nommer. Le livre n’est qu’une première étape, comme une leçon sur les bases. Il faut maintenant vraiment briser l’omerta, faire tomber l’impunité. Tant qu’on ne nommera pas les agresseurs, les responsables, rien ne changera vraiment. En somme, ce que je propose, ce n’est pas une guerre contre la restauration, mais une sorte de nettoyage. Pour que celles et ceux qui y travaillent puissent enfin le faire dans la dignité, sans sacrifier leur santé ou leur intégrité.
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Violences en cuisine, Une omerta à la française, Nora Bouazzouni, éditions Stock