Dossier viandes oubliées : le potentiel du cinquième quartier

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La manière de consommer la viande évolue. Le « moins mais mieux » devient une norme. Mais il est possible de pousser la réflexion un peu plus loin en s’intéressant au cinquième quartier, les abats et autres morceaux les plus délaissés. Des chefs ont choisi de valoriser uniquement ces viandes oubliées, pour leur goût, leur potentiel créatif mais aussi par éthique.

Le potentiel du cinquième quartier
Joue de bœuf façon carpaccio. ©Studio Mixture.

Lorsqu’elle a ouvert La Femme du Boucher à Marseille, Laëtitia Visse voulait travailler la viande mais pas « faire un resto à steak frites ». Habituée aux belles pièces au fil de ses expériences gastronomiques, elle a préféré s’intéresser au cinquième quartier, ces 20 % de viandes qui sortent peu des abattoirs, les produits tripiers. Quitte à y laisser des plumes.

« La première fois que j’ai préparé des andouillettes, j’y ai passé deux jours, et finalement elles ont éclaté parce que je les avais cuites dans une eau trop chaude. » Elle en rit encore, mais loin de s’être découragée, elle fabrique tout maison, à partir de carcasses entières. « Les abats offrent des morceaux hallucinants, souvent peu chers et c’est au final très valorisant pour un cuisinier », raconte-t-elle. La cuisine de ces viandes oubliée sa pourtant perdu les faveurs des consommateurs au fil des décennies et, par ricochet, celles des chefs. Il n’existe pas réellement de chiffres pour la restauration, mais une baisse significative de la consommation par les Français a été établie en 2022 (36,7 % contre 42,5 % sur cinq ans). « Les ventes décroissent un peu chaque année, tout en suivant les volumes produits, environ 270.000 tonnes par an », indique Raphaël Elnaggar, président de la branche produits tripiers de l’interprofession de la viande.

Les abats, les bas morceaux, mais aussi certains sous-produits de l’exploitation laitière, comme les chevreaux, ne font plus recette. Les tripes à la mode de Caen, le tablier de sapeur [spécialité lyonnaise, faite de morceaux de gras-double ou bonnet du cochon, NDLR], les rognons à la moutarde, ces institutions de la cuisine française traditionnelle seraient-elles en décalage avec l’époque ? « Il y a des amateurs de ces produits, ils sont peu nombreux, mais ils sont prêts à faire des kilomètres pour les manger, estime Laëtitia Visse. Tout mon travail réside dans le fait de ne pas les décevoir en préservant les marqueurs de ces recettes, mais aussi de ne pas dégoûter ceux qui découvrent. »

Consommer en conscience

Les goûts et les techniques autour de ces produits impressionnent les nouvelles générations qui n’ont pas été éduquées au contact de ces recettes. La vache folle des années 1990 est passée par là et c’est toute une éducation à refaire. Pour cette raison, Raphaël Elnaggar voit la restauration comme un débouché important. Un avis partagé par les chefs qui se sont saisis du sujet, à l’instar de Laetitia Visse, ou encore d’Ollie Clarke, à la tête du bistrot Quedubon à Paris (19e arrondissement) dont la carte est entièrement dédiée à ces viandes.

« On ne peut plus continuer à manger uniquement les beaux morceaux, c’est une nécessité de penser cette cuisine pour redonner de la valeur à tout l’animal, affirme le chef, vainqueur du dernier Championnat d’Europe de la meilleure recette de produits tripiers et fervent défenseur d’une cuisine de raison. Si on veut profiter d’une côte de bœuf, on ne peut pas ignorer tout ce qu’il y a autour. C’est une question de respect, pour l’animal et pour toute la chaîne de travail. » Le sujet concerne également les produits de la chasse, ainsi que des animaux considérés comme des sous-produits, de la production laitière notamment. Laëtitia Visse est l’une des rares restauratrices à servir du chevreau lorsque c’est la saison : « Les Français consomment beaucoup de fromage de chèvre, mais pour avoir du lait de chèvre, il faut faire naître des chevreaux. Malheureusement, nous ne les consommons absolument pas, alors que c’est une viande sublime. »

Faire évoluer la cuisine

L’enjeu de consommation réside avant tout dans une forme de dédiabolisation de ces morceaux. « Les abats sont une mine d’or, mais il faut parvenir à aller au-delà des a priori sur le goût, les textures et les contraintes de cuisson, l’aspect psychologique est prépondérant », énonce Marie Baron, fondatrice de l’atelier de boucherie Le Billot de Marie, à Fromont, au cœur du massif forestier de Fontainebleau (Seine-et-Marne). La créativité est ici stimulée et incite le cuisinier à s’intéresser à toutes les dimensions du produit, sans censure. « L’idée, ce n’est pas de choquer les gens, plutôt de détourner l’attention sans mentir. C’est un équilibre à trouver », souligne Laëtitia Visse. Parmi ses bottes secrètes, le lucullus, une préparation qui associe de la langue de bœuf fumée et du foie gras en une sorte de millefeuilles.

« C’est une bonne manière de faire manger de la langue de bœuf avec l’appel du foie gras, tout en gardant une bonne marge », mentionne-t-elle. Mais aussi d’autres astuces, comme la queue de bœuf comme un pot-au-feu ou encore la hure pistachée, un plat très esthétique à base de langue de cochon. Certains morceaux, comme la joue, ont regagné en notoriété en sont désormais une porte d’entrée vers ce style de cuisine. « Elle est facile à cuisiner, aussi bien en daube, en effiloché qu’en terrine et c’est idéal pour se démarquer », souligne Raphaël Elnaggar. Ollie Clarke a, pour sa part, mis au point un pastrami de langue de veau très prisé. « Je suis aussi très amateur des pieds de veau et de cochon, c’est très pratique pour le côté gélatineux qui donne un côté soyeux aux préparations », raconte-t-il. Selon lui, la vulgarisation passe par un travail important sur les textures et, notamment, des cuissons très maîtrisées, mais aussi sur les sauces: « Elles ne doivent pas être là pour cacher, mais pour accompagner. J’adoucis le goût de sang d’un rognon avec une sauce à base d’os à moelle et vin rouge, ou je le farcis d’ail des ours et d’anchois. Le ris de veau croustillant est servi avec un ketchup de rhubarbe, c’est réconfortant. Parfois, je laisse volontairement apparaître certains éléments, comme la crête de volaille braisée au vin jaune dans notre vol-au-vent. »

Le changement d’image passera aussi par le fait de désaisonnaliser ces produits, traditionnellement liés à des recettes hivernales. « Les produits tripiers se prêtent à des préparations à la bouchée, pour des planches apéritives », conseille Raphaël Elnaggar. Cœur en brochettes, langue de bœuf froide, fraise de veau en tempura servie avec une sauce tartare, foie juste grillé avec un condiment… autant de pistes à explorer pour conquérir de nouveaux moments de consommation avec ces morceaux. Tous ces efforts seraient néanmoins vains sans une équipe de salle comme réel médiateur. Chez Ollie Clarke, c’est presque un critère de recrutement. « Il faut que les serveurs puissent transmettre aux clients leur intérêt pour ces produits et les orienter vers les plats qui leur correspondent », pense-t-il.

Un gage de compétences

Ce n’est pas dans les cordes de tout cuisinier de préparer une carcasse entière, si tant est que sa cuisine et son stockage s’y prêtent. Mais de nombreux fournisseurs sont prêts à sourcer des produits tripiers. « Il faut souvent demander », note Magali Martini, cheffe chez Bombance, à Paris (3e arrondissement). Et ensuite, faire ses gammes. « Les abats ne supportent pas la médiocrité, prévient Laetitia Visse. Le problème, c’est que le travail des abats et des viandes peu communes est à peine abordé dans les écoles hôtelières. J’ai appris beaucoup en autodidacte et lorsque j’ai atteint mes limites, je suis allée me former chez un MOF charcutier. » Ces morceaux invitent à redécouvrir l’art de la patience dans le travail de la viande.

« Ce ne sont pas des produits compliqués, mais il faut prendre le temps, explique Marie Baron du Billot de Marie. On consacre de moins en moins de temps à cuisiner, et je me pose la question de la transmission sur ces morceaux-là. » Ceux qui pratiquent cette cuisine des viandes oubliées l’admettent, « il faut accepter d’y passer des heures ». « La matière première est meilleur marché, mais elle demande de la main-d’œuvre, explique Ollie Clarke. Cela demande de trouver du personnel avec de la dextérité, mais c’est aussi un atout pour inciter les gens à venir travailler chez nous. » Un luxe que ne peuvent pas se permettre une majorité de cuisiniers. Pourtant, Laëtitia Visse nuance: « J’ai choisi de proposer cette cuisine où la mise en place est vraiment chronophage, avec des terrines, des pâtés. Mais ce temps, je le récupère sur le service. Mon collègue peut envoyer rapidement, seul, et je peux me dégager pour continuer mes préparations. »

Ne pas chercher l’économie

L’argument du prix est souvent mis en avant. Il est vrai que certains produits se négocient dans des gammes tarifaires avantageuses, notamment le cœur ou la panse de bœuf. Mais « les prix peuvent varier assez significativement d’une saison à l’autre sur les produits les plus prisés, rappelle Raphaël Elnaggar, notamment le foie, les ris ou les joues. Quand les prix flambent sur le foie de veau, il faut regarder l’onglet de veau qui est sans doute moins cher. Ce genre de produits se congèlent bien, il ne faut pas hésiter à en acheter en basse saison. » Ollie Clarke avertit: « Les marges ne sont pas forcément énormes, surtout sur des morceaux à cuisson longue qui perdent de la matière. » D’où l’intérêt d’amener de la valeur par une approche créative pour faire redécouvrir ces viandes.

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