Spécial Lyon – Sirha : l’après Bocuse

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Après la chute de la statue du commandeur, la restauration lyonnaise se remet lentement de la disparition de cette locomotive de la gastronomie locale. Mais l’ombre du maître de Collonges demeure dans ses nombreux restaurants, toujours solidement détenus par sa famille. Son aura reste aussi présente chez ses nombreux disciples qui ont souvent développé de solides entreprises dans la ville.

Restaurant
Restaurant

Le 20 janvier 2018, Paul Bocuse disparaissait dans sa maison de Collonges-au-Mont-d’Or, à quelques jours de son 92 anniversaire. Pour la première fois depuis trente-deux ans, le Bocuse d’or se déroulera en l’absence du Pape de la cuisine française. Paul Bocuse faisait en effet partie de ces rares icônes internationalement connues et il fut le seul à pouvoir fédérer le monde de la cuisine sur un même événement. Son exceptionnelle longévité (cinquante-trois ans passés au firmament des trois étoiles Michelin) l’avait propulsé au panthéon des légendes vivantes. Sa silhouette fait partie aujourd’hui des images fortes de Lyon. Son absence représente un coup dur pour la ville qui a perdu là son meilleur ambassadeur. Mais, à bien y regarder, l’empreinte du cuisinier reste forte au confluent de la Saône et du Rhône.

L’Auberge de Collonges demeure et vient de voir ses trois étoiles confirmées par la dernière édition du Michelin.

Vincent Le Roux qui dirige l’Auberge et l’Abbaye voisine, parie de 2018 comme « d’une année record en termes de fréquentation ». Le restaurant gastronomique a servi l’an passé 45000 couverts. soit une moyenne de 122 couverts par jour. Soixante-cinq personnes assurent le fonctionnement de l’Auberge et de l’Abbaye. En cuisine, on trouve trois meilleurs ouvriers de France : Christophe Muller, Gilles Reinhardt et Olivier Couvin. En salle, on découvre un autre MOF, l’incontournable Jean-François Pipala, et ses trente-deux ans de maison. À la carte, les grands classiques qui ont fait la gloire de Paul Bocuse demeurent : soupe aux truffes VGE, rouget en écaille de pommes de terre et loup en croûte… Pas question de renouveler ces recettes qui gagnent! La clientèle fait le déplacement pour découvrir ou redécouvrir ces monuments de la cuisine classique.

Lors du Sirha, le nouveau décor de l’Auberge, réalisé par Vavro, le décorateur fétiche de Paul Bocuse, sera dévoilé. Cet artiste a profité d’une fermeture de trois semaines de l’établissement pour créer un nouvel écrin, plus contemporain, mais respectant l’esprit classique de Collonges. Une forme de changement dans la continuité.

La transformation de l’Auberge de Collonges avant et selon les plans de Vavro.

Vincent Le Roux, directeur du restaurant Paul-Bocuse

Paul-Maurice Morel dirige les maisons du groupe Bocuse.

La reprise en main financière

L’Auberge de Collonges reste marquée par le sceau de Bocuse jusque dans son capital. Éric Roux, le patron, est le gendre de Françoise Bernachon, la fille de Paul Bocuse.

Avec son frère Jérôme Bocuse, fils du chef défunt, elle règne sur le navire amiral de Collonges. Mais cela va plus loin car la famille du chef contrôle la totalité de l’empire Bocuse. Ce n’était pas forcément le cas avant 2015, date à laquelle le chef a souhaité reprendre en main la totalité de ses maisons disséminées à Lyon et alentour. À l’époque, le chef ne contrôlait plus que 26 % de ce pôle de restauration, constitué aujourd’hui de onze restaurants réalisant 38 millions d’euros de chiffre d’affaires. Quelques chefs ont participé au développement et détenaient 26 % de l’entreprise et Naxicap 38 %. « Nous avions très peur qu’un jour Naxicap s’en aille et que le contrôle du groupe et de la marque passe dans un fonds d’investissement étranger. Paul Bocuse et son fils Jérôme ont décidé, en 2015, de racheter les parts de Naxicap et de reprendre le contrôle du groupe », confie Paul-Maurice Morel, directeur général des maisons de Paul Bocuse. Ce personnage clé du groupe Bocuse a pris la direction générale il y a six ans. Ce professionnel a été biberonné au management Bocuse depuis son entrée à l’école d’Écully avant d’intégrer le groupe. À seulement 26 ans, le chef lui confie la direction de la brasserie Le Sud. Il s’est ensuite éloigné de Lyon pour suivre un prestigieux parcours qui l’a conduit dans divers postes, comme la direction de l’Abbaye de Talloires ou celle des réceptions du groupe Mérieux. Avant de revenir dans le groupe Bocuse, il a créé deux entreprises. Il est toujours partie prenante de l’une d’entre elles, C Gastronomie, une entreprise de traiteur qui emploie 150 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros.

C’est lui qui a suggéré à Paul Bocuse dès 2014 de reprendre le contrôle et Paul-Maurice Morel possède une part du capital de l’entreprise, même si la majorité reste détenue la famille du chef. Cette reprise en main des annexes par le clan Bocuse a présenté toutefois un inconvénient. La présence de Naxicap avait permis d’accélérer le développement. Son retrait lié à un « gros chèque » signé par la famille lors du rachat des parts, a ralenti le développement et conduit le groupe à renoncer à des opportunités de développement dont le projet ambitieux de Grand Réfectoire, pourtant taillé sur mesure pour Paul Bocuse.

Le nom du Grand Réfectoire a été revendu à trois jeunes entrepreneurs qui ont créé le Hard Rock Café en 2016 à Lyon. En novembre dernier, ils ont ouvert ce Grand Réfectoire au sein de l’Hôtel-Dieu en plein centre-ville (voir encadré).

Rendez-vous préfigure l’évolution des brasseries du groupe Bocuse.

Le Sud bénéficie d’un nouveau décor plus méditerranéen.

Paul-Maurice Morel, l’homme clé

« Paul Bocuse était un homme très prudent, se souvient Paul-Maurice Morel. Avant d’entreprendre, en France et à l’étranger, il voulait toujours être certain que son image de qualité soit préservée. Son père avait vendu l’enseigne Bocuse en même temps que le restaurant. Il avait eu beaucoup de mal à récupérer l’usage commercial deson propre nom. Cet épisode l’avait profondément meurtri. » S’il était prudent, le maître de Collonges n’en était pas moins habité par une farouche volonté d’entreprendre et en récupérant la maîtrise de ses onze annexes, il a confié à Paul-Maurice Morel le soin de conduire un plan de relance. « Nos brasseries finissaient par se ressembler, confie le directeur général. Nous avons décidé de leur redonner leur spécificité, dans le décor, mais aussi dans la carte. » C’est ainsi que le Sud, récemment transformé, adopte un profil beaucoup plus méditerranéen. Dans le même esprit, Paul-Maurice Morel préfère qualifier ses annexes de maisons plutôt que de brasseries. « Nous nous sommes aperçus que certaines brasseries, comme Fontrose ou Marguerite, fonctionnaient davantage comme des restaurants. Nous les avons donc réorientées vers une prestation plus qualitative. De cette manière, nos annexes correspondent à un vaste public avec des tickets moyens qui vont de 120 euros dans les restaurants à 16 euros pour le Rendez-vous. » Cette dernière adresse est installée dans le village des marques de Ville-fontaine et s’inscrit dans la lignée des trois restaurants rapides Ouest Express, créés autour de Lyon par le chef. Là encore, Paul Bocuse s’était engouffré avec bonheur sur le marché du fast-food, mais, aujourd’hui, Paul-Maurice Morel ne veut plus utiliser ce mot : « Nous préférons parler de fast casual. Nos restaurants s’étaient trop alignés sur la concurrence de la restauration rapide.

Le nom de Bocuse n’avait plus grand-chose à faire sur ce marché.

C’est pourquoi nous avons voulu apporter une prestation beaucoup plus qualitative. Nous adaptons la recette au client, nous présentons différemment et nous proposons une gamme de sandwichs du monde. » Ouvert depuis un an, ce concept enregistre d’excellents retours et le groupe n’exclut pas d’adapter les recettes gagnantes de Rendez-vous au sein des Ouest Express.

Les disciples

Cet attrait des chefs lyonnais pour des formes de restauration simplifiée n’est pas nouveau. Depuis près de trente ans, deux fidèles de Paul Bocuse, Jean-Yves Carpentier et Patrick Méhu, se sont investis sur un tout autre registre que la haute gastronomie. Ils avaient pourtant exploité le restaurant Paul-Bocuse au Japon, mais, de retour en France au début des années quatre-vingt-dix, en pleine crise économique, ils ont décidé de créer un bistrot sur le thème du poisson. Ils ont ensuite poussé encore plus loin cette logique économique pour créer Jols, un vaste restaurant de poisson à prix attractifs. Ils ont dupliqué à deux reprises ce concept, créé une grande guinguette saisonnière, Belles Rives, au bord de la Saône, à Trévoux (Ain) et acheté le château de Sans Souci à Limonest. Ils ont mis à profit les 3 000 m² de l’établissement pour créer une salle de réception de 250 places, mais aussi un restaurant de viande, Le Club, décoré par l’incontournable Vavro.

Ce restaurant de 80 places assises présente un ticket moyen de 45 euros. Les deux associés se sont installés depuis quelques années dans ce repaire, à l’écart de Lyon, pour recevoir une clientèle heureuse de trouver des viandes haut de gamme, et des vins à prix caviste. Les deux professionnels gèrent aujourd’hui un groupe de cinq vastes restaurants générant un chiffre d’affaires de 9 millions d’euros et employant près d’une centaine de personnes. Il faut bien reconnaître que si nombre d’établissements haut de gamme prospèrent à Lyon, la restauration étoilée s’est faite plus discrète.

Longtemps auréolé de deux étoiles Michelin, Jean-Paul Lacombe, chef propriétaire du célèbre Léon de Lyon et d’une dizaine de bistrots, fut le cuisinier le plus en vue dans Lyon intra-muros. Il a pris du recul, il y a une dizaine d’années, en transformant Léon de Lyon en brasserie.

Au mois d’octobre, il a tiré sa révérence en cédant Léon de Lyon à Fabien Chalard, un jeune entrepreneur qui monte depuis quelques années dans le paysage de la restauration lyonnaise. Fabien Chalard, déjà propriétaire de Pléthore & Balthazar, La Bastide de Collonges-au-Mont-d’Or et le Fer à cheval aux halles Paul-Bocuse, s’est associé à l’imitateur Laurent Gerra. Mais nombre d’établissements étoilés perdurent. Dans la ville, on compte aujourd’hui trois doubles étoilés Michelin, Takao Takano, Christophe Roure (Le Neuvième Art) et Mathieu Viannay. Ce Parisien issu de l’école Ferrandi est arrivé il y a vingt ans à Lyon. Non seulement, il a été rapidement adoubé par le clan Bocuse, mais il a relancé il y a dix ans la Mère Brazier, grande institution de la rue Royale. Il ne faut pas oublier Pierre Orsi, un fidèle d’entre les fidèles de Paul Bocuse. Mais à près de 80 ans, il vient de perdre l’étoile Michelin de la place Kléber.

Christian Têtedoie fédère les jeunes

Aujourd’hui, c’est Christian Têtedoie qui s’affirme comme le chef le plus en vue de Lyon. Cet autre proche de Paul Bocuse préside l’Association nationale des maîtres cuisiniers et son restaurant étoilé, situé sur les hauteurs de la ville, est une adresse très courue. Il possède aussi sept autres restaurants, comme le célèbre bouchon La Voûte chez Léa. Ses fils, Jeff et Maxime, ont suivi ses traces et détiennent déjà cinq autres restaurants. À lui seul, Christian Têtedoie mobilise 152 salariés. Ses adresses sont très différentes. L’Arsenic se veut une pépinière de jeunes chefs. À la Mutinerie, il privilégie une cuisine d’auteur. Il détient même un gastro pub rue Neuve et un restaurant japonais, Le Flair, qu’il envisage de dupliquer prochainement dans le 7 arrondissement. Mais il va plus loin. Il a ainsi fondé la CIA (Chief Intelligence Agency) qui aide les jeunes chefs à s’installer. La structure a déjà permis de créer quatre restaurants de jeunes chefs à Lyon et un à Lille. La démarche n’est pas purement philanthropique. Christian Têtedoie rappelle que « 17 restaurants ont déjà fermé à Lyon faute de repreneurs. Cette agence aide à la transmission et assure la relève. C’est également une manière d’aider les cuisiniers qui m’ont aidé à diriger des établissements à devenir un jour propriétaires d’un établissement. Qui sait, l’un d’entre eux rachètera peut-être un jour mon restaurant gastronomique ? » À Lyon, la solidarité entre les générations de chefs perdure.

Christian Têtedoie et son restaurant gastronomique sur les hauteurs de Lyon.

Le Grill de Jean-Yves Carpentier et Patrick Méhu, à Limonest

Le Grand Réfectoire, une création d’envergure dans le nouvel Hôtel-Dieu

Anciens élèves de l’école Vatel, Mathieu Cochard et Thibault Salvat, deux trentenaires, sont arrivés à Lyon en 2016 pour y créer un Hard Rock Café. « C’était une bonne opportunité, souligne Mathieu Cochard, car le tourisme progresse fortement dans la ville.

Nous avons essayé de donner une tonalité très lyonnaise à l’établissement avec 30 % de plats spécifiques plus orientés vers la clientèle locale. Aujourd’hui, nous accueillons 70 % de locaux et 30 % de tourisme. » Cette création représente un beau succès. Le Hard Rock Lyon réalise aujourd’hui un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros et emploie 43 salariés. mais, à peine un an après avoir ouvert l’établissement, les deux hommes ont décidé de relever le défi de la création du Grand Réfectoire, un projet abandonné par le groupe Bocuse. Ils ont associé à cette entreprise Marc Bonneton, propriétaire du bar L’Antiquaire, chargé de gérer le bar du Grand Réfectoire, une salle qui offre 120 places assises et une terrasse avec vue sur le grand dôme de l’Hôtel-Dieu. Les associés nourrissent l’objectif de positionner ce lieu comme un des cinquante meilleurs bars du monde. Un quatrième associé, Emmanuel Sailer, a pris en main la direction générale. Il supervise notamment le gigantesque restaurant de l’étage, logé dans l’ancien réfectoire des sœurs de la Charité. La salle offre 190 places assises et dispose d’une terrasse de 170 places. Au déjeuner, le Grand Réfectoire propose un menu entrée-plat-dessert à 23 €. Le soir, le ticket moyen grimpe à 45-50 €. Ouvert depuis le mois de novembre, l’établissement espère réaliser pour son premier exercice un chiffre d’affaires de 5,5 millions d’euros. Installé dans l’Hôtel-Dieu, transformé en centre commercial (50 boutiques), il doit faire face à la concurrence de trois autres restaurants. L’ouverture d’un hôtel Intercontinental de 150 chambres devrait intervenir dans l’Hôtel-Dieu d’ici à la fin de l’année et apporter une nouvelle clientèle.

Le Grand Réfectoire

Ninkasi, une microbrasserie dotée de 17 pubs

Lyon n’a pas échappé au phénomène des microbrasseries. Installée d’abord à Gerland dans un pub brasserie, la marque Ninkasi bénéficie de 17 pubs-restaurants à son enseigne, situés en région Auvergne-Rhône-Alpes. Un nouveau point de vente a ouvert ses portes à Lyon dans le quartier de la Part-Dieu en décembre. Il y a trois ans, le fondateur, Christophe Fargier, a créé à Tarare une microbrasserie-distillerie qui alimente les pubs-restaurants. Mais 60 % de la production de la marque sont écoulés localement en GMS où Ninkasi rivalise désormais avec des marques nationales.

La marque vient également de mettre sur le marché ses premiers whiskys Track 1. En 2018, Ninkasi a réalisé un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros dont 3,5 millions via ses pubs. En 2022, l’entreprise devrait construire une nouvelle brasserie et, en 2023, Christophe Fargier envisage d’installer son siège à Gerland.

La brasserie de Tarare et le pub de Gerland
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