Aux bars des humoristes

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En accueillant open mic, stand-up et autres spectacles d’humoristes, les bistrots réaffirment autant leur utilité culturelle que leur rôle sociétal. Ces scènes tremplins se multiplient tandis que régresse l’activité musicale, plus complexe à organiser.

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Les flyers des humoristes reçus au Comédie Café. Crédit : Pierrick Bourgault.

« Dans votre café, recevez-vous des open mics ? » Manu tient un petit bistrot à deux pas du métro Blanche et n’avait pas su répondre à cette question, il y a dix ans : « J’ignorais même ce qu’était un open mic ! » Pourtant, la recette est simple : un micro, un ampli, un animateur pour chauffer la salle, présenter les humoristes et passer le chapeau. Plus facile à préparer qu’une pièce de théâtre (sans répétitions, ni décor, ni musique additionnelle), la scène d’humour transforme durant une heure n’importe quel lieu en café-théâtre. Ce vocable désigne des adresses, parfois minuscules, dont l’activité principale est la scène et non la limonade. Ainsi, le Café de la gare (Paris 4e) n’est ni un café ni proche d’une gare.

Ce spectacle parlé, appelé aussi « stand-up » ou « seul-e » en scène, est également moins contraignant qu’un concert : pas d’instruments à transporter, accorder ou câbler, ni table de mixage, ni balances, pas de musiciens et d’ingénieur du son, de Sacem ni de Spedidam, ou encore de voisins chafouins. Toutes ces contraintes expliquent la fermeture de nombreux lieux de concerts, constatée sur lylo.fr et les Guides Paris Bars concerts.

Certaines de ces adresses musicales (le Kibele, la Plage, le Motel, le Tempo, le Moki, les Écuries, le Royal Est, la Cave café, le Soleil de la Butte…) reçoivent désormais, plus ou moins régulièrement, des open mics. Manu a donc accepté la proposition et adopté le nom Comédie café (Paris 9e). Aujourd’hui, parmi ses 16 scènes hebdomadaires, elle en accueille une en anglais, une autre en turc, mais pas de musique, « car il faut choisir un genre et se spécialiser ». La gardienne du lieu apprécie « de découvrir de vrais premiers débutants et d’en retrouver d’autres, qui tournent depuis des années sur de grandes salles », comme en témoignent les flyers scotchés au mur. Manu a lancé l’une des premières scènes 100% féminines, qui a renouvelé un humour souvent masculin. L’entrée est libre, la consommation obligatoire et le chapeau redistribué aux artistes. Ces rendez-vous à heure fixe remplissent son café.

iBrice Johner
Brice Johner et les humoristes présents le 15 mai au Comédie Café. Crédit Bourgault.

Singulière rive droite

Où dénicher ces bistrots d’humoristes ? Plusieurs annuaires sur les sites Mapstr et Billetreduc les référencent, aussi bien ceux qui accueillent une scène par mois que dix par jour. Les deux sites confirment une localisation géographique des blagues et le quasi-monopole des quartiers populaires de la rive droite. Brice Johner, qui anime le South Comedy Club (Paris 9e), s’interroge : « La rive gauche serait-elle plus résidentielle, avec moins de lieux où l’on sort, notamment pour rigoler ? » Cette répartition n’étonne pas Alain Fontaine, président des Bistrots et cafés de France : « Des rues, des quartiers se spécialisent, par exemple les restaurants japonais de la rue Sainte-Anne. Un nouveau s’installe à côté des précédents, puisque le succès est au rendez-vous. »

Parmi ces bistrots d’humoristes, quelques exemples, tous différents : le Royal Est (Paris 10e) est un vaste PMU doté de deux arrière-salles qui accueillent concerts et stand-up. « C’est un café culturel, depuis dix ans », précise Karim Amarouche, qui le dirige avec sa famille.

Zacharie Royal Est
Zacharie anime une « scène tremplin » au Royal Est. Crédit Bourgault.
Manon Bril Cartel Comedy Club
Manon Bril présente ses blagues historiques au Cartel Comedy Club. Crédit Bourgault.

Au Cartel Comedy Club (Paris 4e), le public se retrouve dans un sous-sol voûté avec Raphaël, le maître de cérémonie qui fonda ce Comedy Club en 2023. Pas d’excuses pour les radins, « le chapeau accepte même les cartes de crédit ». La cloche sonne, une autre fournée de spectateurs descend écouter les artistes.

Pas de quête au Paname Art café (Paris 10e), mais des réservations sur le site (de 10 à 15€), au prix d’une place de cinéma, pour une dizaine de spectacles quotidiens. Le Paname, l’un des plus anciens et actifs, demeure un café-restaurant… contrairement au Jamel Comedy Club (Paris 10e), à 34€ l’entrée. Quant à Christelle, son Scénobar (Paris 20e) accueille aussi bien des concerts qu’un « seul en scène » en français ou en anglais. « C’est d’ailleurs pour jouer mon spectacle que j’ai quitté la Suisse ! Je me suis installée à Paris et j’ai ouvert ma scène. »

Quel public ?

Une foule impressionnante se presse dans ces bars, malgré deux contraintes : la nécessaire attention du public – alors qu’on apprécie le café pour bavarder entre amis – et les horaires à respecter, comme au théâtre. Les conversations prennent place avant et après le spectacle. « Le stand-up brise la glace entre les gens. On peut y trouver une histoire d’amour, du travail… Même tout seul, on y passe une excellente soirée », argumente Zacharie, animateur d’une scène au Royal Est. Ce qui répond à un besoin. En France, 63 % des 18-24 ans déclarent souffrir de solitude (étude Ifop, janvier 2024).

Originaire de Corse, Jean-François reste quelques jours à Paris et ne manque pas, à chaque voyage, sa soirée au Cartel : « Une dizaine déjà, toutes différentes, et je reviendrai ! » assure-t-il, ravi, en émergeant de la cave avec un public de sa génération, entre 20 et 30 ans.

Le Paname est fréquenté par des spectateurs plus âgés, jusqu’à la cinquantaine, au meilleur pouvoir d’achat. Pour les collègues d’une entreprise, en déplacement ou en team building à Paris, la séance de 22h, voire de 23h45, est le bon plan après le restaurant. Ce que l’on apprend sur scène car dans leurs improvisations, les humoristes prêtent attention au public et le questionnent : « Alors, vous êtes venus ensemble ? Vous êtes de Paris ? » Avec bienveillance, « car le public est une seule et unique personne, il ne faut pas en agresser un, sinon tous se sentent agressés », prévient Zacharie. Ce qui n’empêche pas les taquineries : « On doit trouver le degré de piquant, c’est notre métier. J’aime raconter ma vie, des anecdotes, tout en improvisant. Me connecter avec les gens crée un moment magique. Le public adore qu’on l’interpelle, qu’on l’inclut dans le spectacle. C’est possible au café, pas dans les grandes salles. »

Promotion numérique

Cette attention portée au public se poursuit par une distribution de tracts à la sortie, afin de laisser les coordonnées des prochains spectacles ou, en version numérique, smartphone et QR code tendus. Brice Johner envoie un mail avec deux photos, une des artistes et une du public. Il invite à déposer un commentaire sur Billetreduc et à lui suggérer des améliorations du spectacle : « Comment on aurait pu vous faire passer une encore meilleure soirée ? Si vous avez des idées, surtout n’hésitez pas, on adore progresser. »

Ces jeunes humoristes et leur public du même âge jonglent avec les réseaux sociaux. Après la scène animée par Zacharie, le chapeau n’est pas partagé entre artistes, mais sert à acheter des publicités sur Instagram. Tous rêvent à de grandes scènes, à des films. Selon Zacharie, « le cinéma français ne recrute plus au cours Florent, mais dans les cafés de stand-up, devenus salles de castings ! » Quant à Manon Bril, docteure en histoire, elle promeut ses spectacles à la fois humoristiques et historiques, pour l’instant sur sa chaîne youtube « C’est une autre histoire ». Billetreduc sert aussi à la publicité et vend des réservations à 2€ – pour des séances gratuites, payées au chapeau ! « C’est normal, chaque entreprise se rémunère. Et on ne peut se passer d’eux », admet Manu. Enfin, cette belle maîtrise du numérique concourt au succès des spectacles vivants dans les cafés parisiens.