Des brassins toujours plus spécifiques

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Les brasseurs français continuent de multiplier les lignes de produits, allant parfois jusqu’à entrer dans la catégorie très dynamique des IPA avec trois références comme vient de le faire Duick. Ces innovations tous azimuts continuent de stimuler le marché qui a progressé de 4,2 % l’année passée.

Lors d’une récente conférence de presse, João Abecasis, le PDG de Kronenbourg SA, faisait remarquer que dans les années 1980, le monde de la brasserie en France se limitait à 23 acteurs, alors qu’aujourd’hui, plus de 1600 brasseurs opèrent dans l’Hexagone. Cette année, plus d’une soixantaine de nouveaux opérateurs seraient ainsi apparus dans le paysage. « Pourtant, a conclu João Abecasis, Kronenbourg est toujours là et se porte de mieux en mieux. » Le patron de la brasserie alsacienne aurait pu ajouter que dans les années 1980, son entreprise disposait elle-même de plusieurs brasseries en France et qu’au fil des années, toute l’activité a été centralisée à Obernai, aujourd’hui la plus grosse brasserie française, avec une capacité de sept millions d’hectolitres. Le
monde brassicole s’est ainsi concentré à l’excès, tentant du même coup d’imposer des lignes de produits homogènes et uniformes. Le choix s’est restreint et le consommateur s’est éloigné. 

Mais depuis cinq≈ans, grâce aux efforts des brasseurs, il revient vers le produit. La tendance lourde se confirme, avec un bond des volumes de vente de bière en France de 4,2 % en 2018 et une progression du chiffre d’affaires encore plus nette, de 7,9 %. Cette simple évolution aurait ramené 276 millions d’euros sur le marché.


Des investissements

Mais c’est bien l’innovation qui attire de nouveaux consommateurs. Les trois géants (Kronenbourg, Heineken et AB InBev) opérant en France doivent créer de nouveaux produits chaque année. En vingt ans, le nombre de références figurant à leurs catalogues a été multiplié par deux ou trois. Kronenbourg doit ainsi adapter son outil d’Obernai à cette nouvelle donne et vient d’annoncer un investissement de 45 millions d’euros pour 2019 afin d’accroître ses capacités de stockage de 30 % et d’augmenter sa capacité de production de 7 %. Heineken, qui détient pour sa part trois sites brassicoles, a investi 25 M€ l’an passé et devrait réinjecter 40 M€ en 2019. Cet effort financier permettra notamment de brasser la Desperados à Marseille. L’innovation concerne toutes les catégories de produits, même les plus répandues, comme la lager, un marché sur lequel de nombreuses marques s’affrontent en France. C’est ainsi que AB InBev vient de décider depuis le mois de mars d’appuyer la diffusion de Bud dans l’Hexagone. Sur-nommée la « reine des bières » avec 15 milliards de bouteilles vendues dans le monde en 2017, Bud, brassée aux États-Unis, est distribuée dans 85 pays. Entrée dans le portefeuille d’AB InBev depuis 2008, la marque était disponible sur le marché français depuis bien des années, mais sa présence restait très marginale. « Nous souhaitons redynamiser le segment des lagers et, pour la première fois, nous avons mis des moyens importants dans ce lancement », indique Karine Mouvaux, responsable de communication du brasseur. Cette bière légère, qui titre 5°, sera distribuée en fûts de 30 litres, mais aussi de 6 litres, adaptés au PerfectDraft. 6000 magasins et bars sont concernés pour ce lancement. La lager est loin d’être moribonde et Heineken, la bière leader du marché en France, a vu ses volumes de vente progresser de 10,7 % en 2018, après un bond de 8,5 % en 2017. Mais cette marque, jusqu’à présent monoproduit, a su évoluer en déclinant des spécialités comme la Wild Lager, mais surtout la 0.0, une bière dépourvue d’alcool.

Le succès du sans-alcool

Lancée en 2017, la 0.0 a doublé ses volumes de ventes l’année passée. Par ailleurs, au vu de la croissance rapide de la bière sans alcool, qui pèse pour 4 % des parts de marché et de la proportion bien supérieure, atteinte dans certains pays voisins comme l’Espagne, Heineken a décidé de miser sur ce segment en CHR. La marque va ainsi déployer sur les comptoirs des cafés et brasseries 1200 Blades, le système pression fonctionnant avec des fûts de 8 litres. Ils seront entièrement dévolus à la distribution de la 0.0. Mais pour l’instant, c’est Kronenbourg qui domine le secteur sans alcool. Son produit aromatisé Tourtel Twist détient déjà 1,5 % du marché total de la bière et, en 2018, a encore grignoté 0,3 point de parts de marché. La filiale de Carlsberg entend pousser cet avantage cette année avec un parfum pêche, la septième déclinaison de la gamme. Les nouveaux acteurs du marché s’intéressent également à ce créneau. Ainsi, Brooklyn Brewerie lance une nouvelle bière Brooklyn Special Effects, qui titre seulement 0,4° d’alcool. Grâce à une technique de fermentation unique, « elle revendique tous les arômes d’une véritable bière, sans l’alcool, mais le packaging renvoie vers un univers psychédélique », assure Arthur Lenormand, directeur marketing France. Pour la première fois cette année, le sans-alcool s’invite également sur un segment où on l’attendait le moins, celui des bières de spécialités. Heineken a ainsi dévoilé la déclinaison 0.0 d’Affligem. Une manière pour le brasseur d’animer ce créneau toujours porteur des bières d’abbaye, qui aurait progressé de 12,4 % en volume l’année passée. Affligem progresse à un rythme encore plus rapide, avec une hausse de 32,4 %. Kronenbourg a également décidé d’innover en lançant au début de l’année une version pale ale de sa bière d’abbaye, la Grimbergen. Une nouvelle boisson plus légère (5,5°), mais aux goûts plus sophistiqués. Les bières aromatisées progressent plus rapidement que la moyenne du marché, avec un bond en volume de 7,39 % en 2018. Leader et précurseur sur ce segment, Desperados assure avoir gagné cette année 0,4 point de parts de marché et annonce l’extension de sa gamme, avec un nouveau parfum Ginger disponible en CHR en bouteilles de 33 cl. La Brasserie Licorne mise pour sa part sur l’aromatisation gin pour sa nouveauté 2019, avec l’arrivée en bouteilles de 33 cl et à la pression de la Spirit, une bière qui titre 5,9°. Kronenbourg innove sur la Skøll, qui s’enrichit d’une nouvelle déclinaison, avec un parfum Moscow Mule, l’un des dix cocktails les plus vendus au monde. Une nouveauté qui intervient un an après une autre innovation, la Caïpiroska.

L’effervescence des IPA

La tendance actuelle la plus notable dans le monde de la bière reste néanmoins l’IPA (india pale ale). Ces nouvelles bières très houblonnées sont apparues en France depuis cinq ou six ans, avec des marques étrangères comme Brewdog et sa Punk Ipa, Lagunitas, Camden Version ou encore Brooklyn. Il s’agit de craft beers produites par des entreprises qui, portées par le succès, n’ont aujourd’hui plus rien d’artisanal au sens où on l’entend en France. Lagunitas a ainsi été rachetée en 2017 par Heineken, qui la promeut largement dans l’Hexagone. En 2018, les volumes de vente auraient quadruplé, pour atteindre 19000 hl. Heineken élargit la gamme avec une session IPA DayTime, légère en alcool et en calories, en fût de 20 litres pour la CHD. Cela n’empêche pas le brasseur de miser parallèlement sur l’une de ses marques françaises, Pelforth, et de créer une version IPA, qui sera également disponible en fûts de 20 litres. Brooklyn, toujours indépendant, parie tout de même sur House of Beer, filiale de Carlsberg, pour progresser sur le marché français. Le brasseur américain écoulerait aujourd’hui 20000 hl en France (dont 70 % en CHR) et réaliserait la moitié de ses ventes à Paris. Arthur Lenormand, directeur marketing, explique que les « deux piliers de la brasserie new-yorkaise sont la Lager et l’East IPA. Nous avons décidé cette année de compléter cette dernière avec Defender IPA qui, selon nous, défend la bière contre les goûts insipides. » Cette nouvelle bière présente un taux d’alcool de 5,5°. Beaucoup de brasseurs régionaux suivent à leur tour cette tendance. Duyck entre dans le jeu de manière ostensible avec trois déclinaisons IPA de sa Jenlain, Summer, Session et Amber (voir photo page 26), qui offrent trois interprétations du houblonnage, de la plus douce à la plus intense, avec également trois teneurs en alcool différentes, respectivement 3,8°, 5,7° et 7°. Chez Meteor, Edouard Haag lance à son tour une IPA. Le brasseur alsacien utilise pour ce faire des houblons expérimentaux alsaciens introduits à froid. Cette bière, qui titre 6°, restera dans un premier temps exclusivement destinée au marché des CHR. Une vente de l’ordre de 1000 hl est attendue dès la première année. Le jeune brasseur alsacien annonce également l’arrivée sur le marché de la Meteor Ale bio, qui sera déclinée en bouteilles et en fûts en hors domicile. Cette tendance bio fait partie des pistes à suivre, même si jusqu’à l’initiative de Meteor, elle ne concernait que des microbrasseries. Il reste difficile de certifier une bière dans sa totalité. De plus, la ressource d’orge bio est comptée. Brasseurs de France encourage d’ailleurs les agriculteurs à diversifier la production d’orges de brasserie. Mais comme l’explique Maxime Costilhes, délégué général de l’association, l’urgence réside aujourd’hui dans « l’approvisionnement en houblon, dont la culture est limitée sur notre territoire à une surface globale de 500 ha. Il faudrait planter 2000 ha de houblon en France pour être autosuffisant ». La montée en puissance de la production de bière, mais aussi la multiplication des IPA, gourmandes en houblon, sont en effet en train de faire croître la demande.

Quel avenir pour les petites structures ?

L’augmentation du nombre de brasseries en France est impressionnante, mais on peut se demander si ces structures pourront toutes s’inscrire dans la durée. Maxime Costilhes, délégué général de Brasseurs de France se montre raisonnablement optimiste: « Le secteur va bien, nous sommes en train de consolider les volumes. Mais aujourd’hui, il faut aider les petites brasseries à se structurer. Le secteur reste fragile. En 2017, je rappelle que 70 % des structures travaillaient sous le seuil de rentabilité ». Certes, ces petites brasseries apportent de la variété au marché, mais leur production reste très marginale au regard de celle de l’industrie. Il faut toutefois souligner que quelques brasseurs régionaux comme Duyck, Pietra, Mont-Blanc ou Brasserie de Bretagne affichent déjà des volumes respectables. Kronenbourg SA appuie certains de ces acteurs locaux en assurant partiellement la distribution de Pietra, Brasserie du Pays basque et la Brasserie du Castellet. A l’avenir, les nouvelles brasseries à succès pourraient aiguiser l’appétit des grands brasseurs, en France comme à l’étranger. Quelques années après avoir racheté Goose Island, InBev a ainsi pris le contrôle du britannique Camden en 2015, moyennant 100 M€. Heineken a jeté son dévolu sur le Californien Lagunitas en 2017. Il y a quelques semaines, c’était au tour du groupe japonais Kirin de s’offrir Magic Rock, une jeune brasserie en pointe sur le marché britannique.

Une pale ale vient compléter la collection Grimbergen.

Poussée par AB InBev, la Bud revient en force sur le marché français.

Meteor propose désormais une bière bio.

1200 Blades sont déployés sur les comptoirs des cafés français pour promouvoir la Heineken 0.0.

Tourtel Twist sort un nouveau parfum pêche.

Brooklyn s’attaque au marché du sans-alcool avec la Spécial effect.

Dans sa gamme déjà fournie, Brooklyn propose deux IPA.

Une double IPA, la Maximus, fait son apparition chez Lagunitas.

 

Jenlain dégaine simultanément 3 IPA.

Licorne mise sur la Spirit, une bière aromatisée au gin.

Après la référence Caïpiroska, Kronenbourg propose la Skøll Moscow Mule.

Heineken met Desperados à l’heure du ginger.

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