Rhum dans tous ses états
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Le rhum, tiré par la dynamique du cocktail, connaît depuis plusieurs années une belle montée en puissance. De nombreux acteurs s’y sont lancés, multipliant les références, pour offrir au consommateur une profusion de propositions. Rhums arrangés, épicés, bruts de colonne, du monde ou encore de métropole… Tour d’horizon de cette riche diversité.
La Fédération française des spiritueux (FFS) se réjouissait, en juin dernier, de la pleine reprise durant l’année 2022 de la consommation des spiritueux dans les CHR. Et pour cause, les volumes de vente ont enregistré une belle augmentation (+ 51,8% par rapport à 2021 ; +5% par rapport à 2019), pour atteindre les 20,1 millions de litres. Il est à noter que cette croissance est tirée par un trio de tête composé, dans l’ordre, des alcools blancs (+64,6% par rapport à 2021), des liqueurs et crèmes de fruits (+68,5%) et des rhums (+44,5%). Ce dernier spiritueux, composé de sucre de canne, connaît en effet une belle dynamique depuis plusieurs années déjà, bien aidé par celle, tout aussi excellente, des cocktails. Son titre de « spiritueux préféré des Français » a ainsi été confirmé lors de l’édition 2023 du Baromètre sur les boissons alcoolisées réalisé chaque année par Sowine et Dynata.
Cet alcool ressort à 81 %, loin devant le whisky (68 %) qui, à l’inverse, est en perte de vitesse. « Tous les voyants sont au vert, le rhum ne peut que continuer à grandir », confirme Philippe Jugé, organisateur de France Quintessence, salon dédié aux spiritueux français, avant de noter qu’il n’y a « jamais eu autant de producteurs », attirés par la tendance du rhum et la riche diversité présente. Sur le marché français, la catégorie est tirée par les rhums arrangés, véritable phénomène de consommation.
« Ils ont explosé depuis quatre ans, tous circuits confondus et reviennent en force selon deux axes : ceux sans morceaux de fruit à l’intérieur et ceux avec. Les rhums arrangés sont historiquement venus du bar pour ensuite aller se développer en GMS. Il y a actuellement un renouveau du bar », analyse Séverin Bayle, directeur développement rhums pour le groupe Cofepp La Martiniquaise. De plus, les références épicées, popularisées notamment par Captain Morgan, distribué par le géant des spiritueux Diageo, continuent de connaître un bel engouement. Ainsi, le marché a presque doublé de 2018 à 2022, selon des données de l’institut d’études IWSR.
Néanmoins, un certain changement de paradigme, en phase avec l’évolution de la demande globale, est à noter. « Plusieurs grandes marques internationales ont sorti des références qui ont contribué au développement rapide du segment des rhums épicés dans la grande distribution et dans le circuit CHR. Maintenant, le segment commence à se stabiliser et se diversifier, avec l’arrivée de produits dédiés à la dégustation plutôt qu’à un usage uniquement en cocktail », abonde le producteur martiniquais Maison La Mauny, qui propose une référence « Spiced » aux épices des Antilles. La marque met d’ailleurs en avant la polyvalence de son produit. « Maison La Mauny Spiced se déguste parfaitement pur et permet de se familiariser avec le rhum agricole, notamment parce qu’il est l’un des rares rhums épicés du marché à base de rhum pure canne », souligne la marque.
Une diversité d’origines
L’engouement pour le rhum épicé s’explique notamment par sa facile « buvabilité ». Il reste accessible en termes de goût, ce qui en fait une porte d’entrée dans l’univers du rhum, comme un premier pas vers des références davantage travaillées et demandant un palais plus aiguisé. La marque Don Papa entre dans cette logique. « Baroko et Masskara sont des références adorées par les consommateurs pour leur côté sucré et épicé. Elles sont faciles à boire et possèdent des goûts hyperaccessibles », livre Pauline Audibert, Brand Ambassador du fabricant philippin, qui affiche depuis plusieurs années une forte croissance. Elle précise également que « la France et l’Allemagne constituent les deux plus importants marchés. Environ trois millions de bouteilles sont vendues chaque année dans le monde. Nous mettons en avant le terroir philippin car toutes les références sont des Single Island. »
La marque créée en 2012 voit ses références produites sur l’île de Negros, l’une des plus importantes de l’archipel des Philippines, en Asie du Sud-Est. Elle mise d’ailleurs beaucoup sur cette origine « exotique » en termes de packaging avec une étiquette à l’aspect vieilli mais également aux motifs colorés. Et pour cause, les rhums du monde, hors des traditionnelles îles des Caraïbes, qui comprennent les Antilles françaises, constituent également une tendance forte. « Il existe de plus en plus une demande sur le rhum classique, mais avec une recherche d’origines différentes des Caraïbes, telles que l’Asie, l’Indonésie, l’Afrique ou encore l’Inde. Selon moi, cette catégorie va se développer », estime ainsi Jérôme Ardès, Brand Ambassador rhums pour le distributeur Dugas, qui considère aussi que le consommateur constitue un aventurier.
Une précision confirmée par le premier Observatoire Dugas, portant sur les tendances de consommation des spiritueux premiums, publié en 2023. Il indique notamment que trois quarts des consommateurs de spiritueux premiums ayant répondu à l’enquête ont consommé un spiritueux du monde au cours des 12 derniers mois. Précisément, les rhums hors France et Cuba ressortent à 39%. « Je le vois dans les salons avec des rhums d’Afrique du Sud, du Japon, du Vietnam, des Philippines avec Don Papa. L’avantage des Français est qu’ils sont très curieux », ajoute Jérôme Ardès. Une profusion d’origines qui se retrouve dans le portefeuille du distributeur. L’Amérique centrale et du sud, avec Diplomático (Venezuela), Ron Abuelo (Panama) ou encore Coloma (Colombie), mais également l’Asie, avec Camikara (Inde) et Sampan (Vietnam), ou encore l’Afrique avec Matugga, qui source sa mélasse dans l’est du continent.
Les rhums avec des forts degrés d’alcool
Outre les origines, les rhums bruts de colonne, aux très hauts degrés d’alcool, sont également présents parmi les tendances actuelles. Séverin Bayle, du groupe Cofepp La Martiniquaise, qui possède le rhum de Martinique Saint James, constate « une tendance du rhum blanc de dégustation ». Le groupe dispose ainsi d’un brut de colonne bio, titrant 73,7% vol., en AOC martinique. « Le brut de colonne correspond au rhum blanc au degré où il sort de la colonne. Un rhum avec une complexité aromatique, comme une invitation au voyage sans pour autant se déplacer », précise-t-il. Néanmoins, il s’agit d’une catégorie qui correspond à « une petite demande en métropole », prévient Jérôme Ardès, de Dugas, qui qualifie même le segment de marché de niche.
De la même manière, les références High Ester connaissent un intérêt particulier. Philipe Jugé indique qu’elles sont obtenues à partir de « fermentations très longues ». Il mentionne les rhums jamaïcains, avec « une aromatique très fruitée et florale, totalement atypique ». La Distillerie de Lyon, acteur français jouant dans cette cour, mentionnée par Charles Merlin, Brand Ambassador de The Avant Gardists. La Maison du Whisky (LMDW) a lancé il y a seulement un an et demi l’incubateur pour marques de spiritueux.
« C’est assez osé. Ils font du rhum blanc High Ester, ultra-aromatique, avec des fermentations qui peuvent durer jusqu’à quasiment quatre mois. Cela donne un rhum ultra-fruité », détaille-t-il, avant de préciser la gamme de The Avant Gardists : « Nous disposons de sept références de rhum qui possèdent davantage une démarche bio ou de transparence sur l’origine de la mélasse. » En outre, le bio, qui se révèle mal en point ces derniers mois, trouve à l’inverse progressivement sa place dans le rhum. « Il existe un petit développement sur le bio, qui commence à prendre de l’importance », constate en effet Jérôme Ardès.
L’essor des rhums hexagonaux
Par ailleurs, l’exemple de la Distillerie de Lyon illustre parfaitement un phénomène relativement récent : celui du rhum de France métropolitaine. Pour autant, deux cas de figure existent. D’une part, l’achat de rhums originaires de pays classiques de production afin d’effectuer l’assemblage et le vieillissement en métropole, parfois dans des fûts ayant déjà contenu de l’alcool. D’autre part, la commande de mélasse et la distillation dans l’Hexagone. Alors que les premiers sont des embouteilleurs, les seconds correspondent à des distillateurs.
La Spiriterie Française, Château du Breuil – Normandie, située au Breuil-en-Auge, dans le Calvados, dispose depuis 2020 d’une gamme de rhums, baptisée Rum Explorer, répartie en trois collections, pour une dizaine de références. Le producteur de calvados effectue en l’occurrence une sélection de rhums, les importe et les affine sur place, en barriques, à l’issue, pour certaines références, d’un assemblage effectué par le maître de chai de la maison. « Le rhum devenait l’un des spiritueux en vogue, avec cette invitation au voyage, ce côté exotique. Nous voulions également nous appuyer sur le savoir-faire de notre maître de chai qui possédait les compétences de sélection et d’assemblage à travers le calvados », explique Chloé Vivien, chargée de communication et marketing de l’entreprise normande, pour justifier le choix de se lancer dans le rhum. La volonté est d’« apporter notre touche normande à travers des ex-fûts de bourbon, pinot rouge ou encore sauternes », précise-t-elle.
Les rhums en métropole
La distillerie Tessendier & Fils, située à Cognac, en Charente, a suivi la même voie en 2016 avec la marque Saison. « L’expertise de la France est reconnue dans le monde entier, en termes d’assemblage ou d’affinage. Nous pouvons, à partir de la France, et sans avoir intégré la production de canne à sucre, apporter au rhum une réelle plus-value, grâce à notre chai, nos barriques, nos connaissances parfaites des différents bois utilisés. Sans oublier l’aspect reproductible d’une recette qui correspond à un vrai savoir-faire français », complète Jérôme Tessendier, directeur général de l’entreprise familiale. Alors qu’elle effectue son sourcing dans les Caraïbes anglaises, et pour diversifier ses sources de production, Tessendier & Fils distille elle-même de la mélasse depuis mai 2022. Néanmoins, cette production n’est, à ce jour, pas destinée à produire des rhums complètement distillés en France métropolitaine. Elle sert en effet au processus d’assemblage.
Avec la Distillerie de Paris, Nicolas Julhès a pour sa part décidé de franchir le pas, en distillant depuis 2015 du rhum en plein cœur de la capitale. Ce passionné souhaite proposer une autre vision de l’alcool. Il a ainsi opté, d’une part, pour le galabé, sucre de canne issu de l’île de la Réunion, et d’autre part, pour la fermentation, qui n’était alors pas commune dans le milieu des spiritueux. Cette fermentation, alliée au climat métropolitain plus froid que dans les Caraïbes, offre au produit « plus d’intensité, de complexité aromatique et de finesse ». Dans cette même veine, Benoît Garcia, de la distillerie Brave Occitan Wild Spirit (Bows), située à Laure-Minervois, dans l’Aude, importe la matière première, puis effectue « une dilution, une fermentation et enfin une distillation ».
Cependant, malgré une production estimée à 30.000hl, Benoît Garcia estime la demande en rhum de métropole « encore un peu poussive ». Il catégorise ce segment comme « un marché de niche » dont le principal frein correspond « davantage à l’image parce que le rhum renvoie à ce côté tropical ». Des propos avec lesquels s’accorde Philippe Jugé, qui pointe également un autre frein : le prix, lié à la production limitée. « Les distillateurs sont très peu nombreux et disposent d’une toute petite production, avec des produits qui coûtent cher », lâche-t-il ainsi, délivrant une analyse plus nuancée pour les embouteilleurs : « Cela marche parce que ce sont des produits de haute qualité. Mais il s’agit de produits haut de gamme.
Il note tout de même un point sur lequel peuvent jouer les rhums de métropole : « L’opportunité concerne le vrac parce qu’il existe une vraie demande sur ce segment. La qualité est bien meilleure par rapport aux rhums industriels. La production est alors plutôt propice à une utilisation en cocktail. Là, vous êtes compétitifs face à de grosses marques comme Bacardí, Havana Club ou encore Captain Morgan. » Un chemin qu’a ainsi décidé de suivre la distillerie Tessendier & Fils. Ciblant les CHR, l’entreprise propose en effet une gamme de bib de 4,5 litres, via « un rhum bien équilibré ». La voie du succès s’y trouve probablement.