Gérer les clients télétravailleurs

  • Temps de lecture : 6 min

Salariés, freelances ou étudiants, ils sont de plus en plus nombreux à aimer venir travailler au bistrot. Si certains gérants ne les voient pas d’un bon œil, parce qu’ils consomment peu et occupent une table longtemps, d’autres y trouvent des avantages : une clientèle variée, un lieu animé, mais aussi l’optimisation des heures creuses.

Télétravailler dans les restaurants.
Télétravailler dans les restaurants. Crédit : Unsplash.

Au Gazette Café dans le centre de Montpellier (34), en plein après-midi, l’ambiance est studieuse. Plus de la moitié des tables de la salle sont occupées par des ordinateurs. Yeux rivés sur leurs écrans, bercés par les bruits du percolateur et des tasses qui s’entrechoquent, les travailleurs nomades sont nombreux à passer toute la journée attablés à pianoter sur leurs claviers. En groupe ou en solo, dans le coin salon ou à la mezzanine — plus calme, avec une grande bibliothèque —, ils profitent du Wi-Fi, ne veulent pas rester seuls chez eux et apprécient l’animation des CHR. Parmi eux, Mélissa Dupont, professeure d’anglais de 32 ans, est venue corriger ses copies en buvant un thé accompagné d’un cookie. « De cette façon, je ne suis pas toute seule chez moi avec une mauvaise connexion, ici je n’ai pas trop de tentations de ne pas travailler et il y a de la vie, c’est agréable », reconnaît-elle. Paradoxalement, le bruit de fond l’aide à se concentrer. À l’étage, s’est installée Isabelle Richard, freelance en psychologie environnementale. Auparavant, elle louait un espace de coworking, mais elle a préféré arrêter de s’y rendre, pour des raisons tant financières que personnelles. Fidèle cliente du Gazette Café, elle passe en définitive plus de la moitié de son temps dans des bars. « Avoir des gens qui bossent autour de moi me motive, assure-t-elle. Chez moi, c’est trop calme. Ici, l’environnement est sympa, il y a toutes les générations et je peux manger correctement le midi. » Elle n’hésite d’ailleurs pas à consommer
tout au long de la journée : « Je commande au moins trois ou quatre cafés par jour, je déjeune régulièrement, l’enveloppe budgétaire est importante. »

Remplir les heures creuses

Pour Nicolas Cabanis, le manager du Gazette Café, il était évident et logique d’accepter ce type de public. L’important est d’avoir « un temps pour tout ». « Évidemment, la restauration reste la priorité, à 18 h 30, je suis souvent obligé de mettre les gens dehors car c’est ce qui fait vivre l’établissement », précise-t-il. Cependant, cela lui permet de valoriser les périodes de creux. « Quand la restauration normale ne fait pas de chiffre, en milieu de matinée ou dans l’après-midi, les clients prennent des cafés, des thés, des muffins… Ce n’est pas de la grosse consommation, mais le lieu est vivant, animé, les clients sont contents, c’est le plus important », estime-t-il. Le manager y voit d’autres retombées sur la fréquentation de son café, ouvert depuis huit ans et en progression chaque année. Les nombreux étudiants qui profitent du lieu, sans avoir le budget pour déjeuner, viennent régulièrement animer les soirées dansantes du jeudi. « Ce n’est pas un public que l’on a l’habitude de recevoir le soir et c’est parce qu’ils travaillent chez nous qu’ils viennent à nos soirées, ajoute Nicolas Cabanis. On a aussi beaucoup de pots de thèse d’étudiants qui révisent chez nous, on va faire 1 000 à 3 000 € de chiffre pour une vingtaine de personnes, c’est précieux. » À Biarritz (64), un bon plan circule dans la communauté des freelances : le Café de la Baleine. Ouvert il y a quatre ans pour réunir travailleurs nomades, ouvriers et familles du quartier, il reçoit aujourd’hui de plus en plus de personnes qui veulent travailler à l’extérieur de chez elles. C’était une vraie volonté d’accueillir ce public pour Aurore Garcia, la gérante. Elle a d’emblée installé des prises électriques, créé un endroit chaleureux, confortable et calme. « Je sentais qu’il y avait un vrai besoin, c’était l’occasion de réunir une clientèle variée et de développer les créneaux creux en matinée et l’après-midi », commente-t-elle. Elle admet néanmoins que cela devient parfois problématique : « Je commence à avoir plus de télétravailleurs que d’autres types de clientèle et je tiens à rester un lieu où les populations se mélangent. Au début, les gens jouaient vraiment le jeu en consommant suffisamment, mais maintenant certains restent parfois quatre heures en prenant juste un café. C’est la double peine pour moi car leur ordinateur est branché aux prises et avec la hausse de l’électricité, on voit la différence. » Selon Nicolas Cabanis, l’argument du coût de l’électricité n’est toutefois pas viable : « Il ne s’agit que de trois heures entre deux services, s’il fallait tout éteindre et rallumer, ça consommerait encore plus, ce n’est pas quelques appareils branchés qui vont tout changer. » Si Aurore Garcia a pensé à des solutions comme imposer un forfait ou réserver un espace restreint aux travailleurs nomades, elle préfère privilégier la communication. « Je débarrasse plus souvent pour inciter à commander, j’espace les tables afin qu’une personne n’en occupe pas plusieurs, et s’il n’y a plus de place pour déjeuner, j’explique aux clients que je suis obligée de libérer une table et généralement ça se passe bien », détaille-t-elle. Quand les plus exigeants demandent à baisser le volume de la musique ou ne veulent pas consommer, Aurore Garcia les oriente vers l’espace de coworking, à côté. « Je tiens à maîtriser l’ambiance dans mon café et qu’il reste accessible à tous », glisse-t-elle.

Interdire ou réglementer

Place de la Canourgue à Montpellier, un cafetier n’a volontairement pas installé de Wi-Fi dans son établissement. « Sinon les gens resteraient trop longtemps », assume-t-il. Il tolère néanmoins les travailleurs sur sa terrasse. « Il faut bien vivre avec son temps, aujourd’hui, les clients ne consomment plus d’alcool enjournée, alors on doit trouver une autre manière de faire du chiffre », remarque le patron, qui a augmenté le prix de son café à 2,20 € pour lutter contre les consommateurs avares. « Déjà qu’ils restent là toute la journée, quand c’est quinze personnes par jour, la facture est salée », défend-il. De son côté, la Caféothèque, dans le 4e arrondissement de Paris, a mis en place une alternative depuis six mois, en instaurant des horaires. Avec la crise sanitaire et la multiplication des télétravailleurs, le petit café familial n’arrivait plus à gérer ni son espace ni sa clientèle. « On n’a plus envie de faire la police, c’est désagréable de mettre les gens dehors », justifie Alice Frémont, responsable du centre de formation barista associé à la Caféothèque. De 9 h à midi en semaine, les travailleurs nomades sont les bienvenus. Mais les après-midi et les week-ends, les ordinateurs sont interdits. « On prévient nos clients avant la prise de commande, ils ont le choix de partir ou de rester, on n’est pas un espace de coworking », soutient-elle. Cela leur permet de remplir la salle aux heures creuses tout en préservant l’âme d’un café, où il est possible de lire ou d’échanger. « C’est triste quand tout le monde a le nez sur son ordinateur, regrette-t-elle. On a voulu trouver un compromis pour tous nos clients, que ceux qui veulent travailler en buvant un bon café puissent le faire, les autres peuvent aller au Starbucks en face, ironise Alice Frémont. On ne voulait pas totalement se couper de cette clientèle, quand on a des tables libres, ce serait dommage de s’en priver. » Certains restaurateurs ont fait un choix drastique, en interdisant simplement les ordinateurs sur les tables. À Kabane, dans le 11e arrondissement de Paris, le ton est donné dès l’entrée. Un écriteau indique : « Ordinateurs interdits, PS : la bibliothèque est en face ». Spécialisé dans les cafés, thés et chocolats d’exception, ce coffee-shop a proscrit les ordinateurs six mois après son ouverture, il y a quatre ans. « J’ai cherché à créer un endroit à l’opposé d’un espace de travail, un lieu de détente, coupé du monde, basé sur l’ultraqualité et la dégustation, ce n’est pas compatible avec le télétravail », estime Pierre-Jacques Antiao, patron de l’établissement. Avec un café vendu entre 10 et 15 € en moyenne, ce chef d’entreprise tient à offrir du calme et de la sérénité à sa clientèle. À l’ouverture, il a essayé de concilier travail et détente dans deux espaces distincts de sa salle, mais cela engendrait trop de contraintes. « Il y avait beaucoup d’agressivité, on se faisait parfois insulter. Maintenant, certaines personnes s’offusquent toujours mais elles le font dehors », plaisante-t-il. La bibliothèque située en face de son établissement et deux coworkings étant à moins de 100 m, il a décidé de se concentrer sur son cœur de cible. « On a gagné une clientèle qui vient justement parce que les ordinateurs ne sont pas autorisés, celle qui vient pour se faire plaisir et consommer, celle qui me fait gagner ma vie », argumente le cafetier. La crainte du téléchargement illégal l’a aussi dissuadé. « On a aussi entendu beaucoup d’histoires de collègues sur Hadopi et les téléchargements, ça m’a fait peur », avoue-t-il. Pour éviter ce problème, la patronne du Café de la Baleine a investi dans un système de hotspot pour la collecte des données. Obligatoire pour les restaurateurs, il leur permet de stocker les données légales grâce aux adresses IP des clients qui se sont connectés. Elle a fait appel à Iciwifi, un réseau national de hotspot Wi-Fi à disposition du public offrant un accès Internet conforme à la législation, comme Noodo, Passman ou Cloudspot. Une façon pour elle d’accueillir sereinement ce nouveau type de clientèle.

PARTAGER