Bière lambic, la spontanéité belge

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Bières à la fermentation spontanée et naturelle, les lambics sont à la base des gueuzes, des krieks et des faros, brassées en Belgique. Si les produits les plus traditionnels ont une audience confidentielle certaines références sont plus largement commercialisées en France autour du segment des aromatisées.

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En belgique, le lambic est devenu une affaire d’États dans les années 1990. Jean-Pierre Van Roy, propriétaires de Cantillon, dernière brasserie historique de Bruxelles, a porté plainte contre huit brasseurs belges qui ne respectaient pas, selon lui, les règles de fabrication de cette bière très spéciale. « Elle est issue d’une fermentation spontanée, qui déclenche les levures naturelles ; c’est la dernière bière primitive en vie », rappelle fièrement Jean-Pierre Van Roy. On ne plaisante pas avec ce spécieux breuvage outre-Quiévrain. La fabrication des lambics était encadrée par deux lois, un décret royal de 20 mai 1965 et un arrêté ministériel du 27 juillet 1973. Jean-Pierre Van Roy accusait alors quelques-uns de ses concurrents d’accélérer le processus de fabrication. L’affaire a fait l’objetd’un débat au parlement qui a abouti en 1993 à l’abrogation des deux précédents arrêtés.

La brasserie Cantillon, restée fidèle à l’ancienne législation, fabrique un moût composé d’un tiers de froment et de deux tiers d’orge maltée. Après l’ébullition, le moût est refroidi à l’air libre dans des bassins peu profonds pendant cinq à sept jours. C’est à ce moment-là que le brassin se charge en micro-organismes, déclenchant ainsi une fermentation naturelle.

Un long cheminement

Les brasseurs de cette région de la vallée de la Senne ont longtemps considéré que l’ensemencement naturel de la bière était étroitement lié à la spécificité du climat local. Mais les biologistes ont démonté cette théorie climatique. D’ailleurs, depuis quelques années, on crée des lambics aux États-Unis et même dans les Alpes françaises (voir encadré). Après son séjour de près d’une semaine dans les brassins à l’air libre, le moût des lambics est placé dans de grands tonneaux où débute une fermentation de trois semaines.

Les contenants sont ouverts afin de laisser la pression du gaz s’échapper. Passé ce délai, 75 % du sucre est transformé en alcool. Le tonneau est alors fermé et il faudra attendre trois ans pour que la totalité du sucre ait achevé sa métamorphose. À l’issue de ce long séjour en foudres, le lambic est rarementconsommé en l’état. Il ne représente qu’une base titrant 5° et dépourvue de mousse. Cantillon le propose embouteillé sous l’étiquette grand cru Bruocsella. Jean-Pierre Van Roy le décrit comme « un vin de grain tranquille dont la pointe d’acidité accompagne à merveille une choucroute ».

En Belgique, le lambic représente une base qui permet de produire trois types de bière : les gueuzes, les krieks et les faros. La gueuze est le résultat d’un assemblage de lambics, après filtration, en vue de l’embouteillage. Pour l’élaborer, Cantillon mélange 30 % de lambic ayant vieilli trois ans, 35 % d’un vieillissement de deux ans et 35 % d’un an. Si le plus vieux lambic ne contient plus de sucre, les deux autres en ont encore suffisamment pour alimenter la seconde fermentation de six mois en bouteille, afin de produire du gaz carbonique. Une méthode qui vaut à la gueuze le surnom de «champagne bruxellois ». La kriek (mot qui signifie «cerise acide » en flamand) est issue, pour sa part, d’un lambic dans lequel des fruits, traditionnellement de la cerise griotte, marinent avant la refermentation en bouteille.

Aujourd’hui, les brasseurs proposent un large éventail de parfums fruités. Le faro résulte, quant à lui, d’un simple ajout de sucre dans le lambic, mais cette déclinaison est un peu tombée en désuétude. Chez Lindemans, plus grosse brasserie familiale de lambic, Dirk Lindemans reconnaît que ce « marché représente un segment de niche. Les volumes de vente ont toujours été limités, en comparaison avec le volume des bières fruitées ».

Spécialité traditionnelle garantie

Jean-Pierre Van Roy affirme être le dernier à produire du lambic dans le respect des anciens arrêtés belges. Il reconnaît toutefois que Cantillon n’a pu survivre avec une production artisanale de 2500 hl par an que grâce au musée de la gueuze qu’il a créé dans la brasserie en 1978 et qui a accueilli jusqu’à ce jour plus d’un million de visiteurs. Mais la tradition de la Lambic est loin d’être moribonde. Horal, une association de 17 brasseurs de lambic, présidée par Gert Christiaens, patron de la brasserie Oud Beersel, dans la banlieue de Bruxelles, veille sur la protection de l’appellation.

Le groupement est né à la suite à l’inscription au Journal officiel de l’Union européenne en 1997 d’une STG (Spécialité Traditionnelle Garantie) qui protège les méthodes de brassage des lambics et l’élaboration des gueuzes et des krieks. Elle concerne exclusivement deux appellations oude gueuze et ude kriek («oude » signifiant à l’ancienne). « Non seulement le cahier des charges est aussi rigoureux que les précédents arrêtés, mais il est beaucoup plus précis », rappelle Frank Boon, qui a travaillé sur le dossier STG. Il estime à 22 000 hl le marché des krieks et de gueuses certifiées.

La Mort Subite lambic blanc est une exclusivité pour les CHR en France.

Sa propre brasserie, installée à Halle, est celle qui commercialise le plus de oude gueuzes en Belgique. Quelque 9 500 hl certifiés STG sortent chaque année de la Brasserie Boon. Trois références de oude gueuze sont ainsi déclinées, dont la Black barrel issue d’une sélection des meilleurs fûts. Passionné, Frank Boon a créé en 1975 ce qui apparaît aujourd’hui comme une des plus jeunes brasseries de lambic de Belgique. Retraité, il a cédé à ses fils son installation qui produit, en dehors des contraintes de la STG, de la kriek et de la gueuze en fûts. Le marché total des bières de lambic se situerait aux alentours de 350 000hl par an. Ainsi, 94 % de la production de bières réalisées à base de lambic s’effectuerait en dehors du cahier des charges de la STG.

La production d’un lambic traditionnel reste coûteuse, notamment en raison des longues gardes en tonneaux. La spécificité d’une gueuze classique et notamment son acidité limitent son audience à un public initié. Les gueuzes anciennes qui se conservent dans le temps font le bonheur des collectionneurs. À l’instar d’une bouteille Loerik de 1998 de la Brasserie Cantillon, qui a ainsi atteint un record de 2 303 € dans une vente aux enchères réalisée en 2014.

Le fruit, ami du lambic

Cependant, les brasseurs belges doivent s’adresser à un public plus large pour assurer la pérennité des lambics. Ainsi, à Leeuw-Saint-Pierre, la famille Lindemans, brasseur depuis 1822, continue à produire ses célèbres Cuvées René d’oude kriek et oude gueuze. « Lindemans est le leader du marché et le plus grand acteur dans la catégorie des bières fruitées, ajoute Dirk Lindemans. Notre produit le plus vendu à travers le monde est notre Lindemans Kriek. En France, elle occupe la deuxième place, juste après la Pécheresse [à la pêche, NDLR]. Cela ne nous empêche pas d’innover. Nous avons ainsi développé la série de bières Botaniques Lambic, qui associe des épices et des ingrédients uniques à notre lambic, ainsi que la gamme Tarot. » Cette dernière création à base de lambic décline deux bières aromatisées titrant 8°.

Aujourd’hui, les krieks profitent pleinement de la dynamique du marché des bières aromatisées. Si le lambic reste la base de la bière, la cerise griotte doit faire face à de la concurrence. Lindemans décline désormais la pomme, la pêche, le cassis ou la framboise, et ne dégaine pas aromatiser ses gueuzes avec du basilic, du gingembre ou des arômes floraux. Autant de parfums qui viennent adoucir l’acidité intrinsèque du lambic. Si les gueuzes alimentent les bars et les pubs en France dans un format bouteille plutôt qu’en fûts, leur diffusion demeure toutefois confidentielle en dehors des régions frontalières de la Belgique.

Lindermans, la plus grosse brasserie de lambic belge, est le leader du marché des bières fruitées. Ici, sa distillerie.

En revanche, le marché des krieks et autres lambics aromatisés s’est plus largement développé. Plusieurs groupes brassicoles européens sont implantés dans la vallée de la Senne où ils ont pris le contrôle d’opérateurs. Ainsi, ils diffusent plus largement ces produits au-delà des frontières belges. Le groupe d’origine britannique John Martin détient depuis les années 1990 Timmermans, à Itterbeek. Créée en 1702, cette brasserie est la plus ancienne productrice de lambics au monde. À côté des ses oude krieks et oude gueuze, elle développe une gamme de quatre krieks où les fruits sont associés au thym, au poivre ou encore à l’hibiscus.

AB Inbev possède, pour sa part, depuis 1991 Belle-vue, un acteur du lambic. La brasserie de Leeuw-Saint-Pierre produit ainsi des gueuzes et des krieks sous la dénomination Belle-Vue, mais aussi sous la marque Bécasse. Heineken a largement fait connaître le lambic en France avec deux références : La Mort Subite lambic kriek, disponible dans tous les réseaux,mais aussi une exclusivité CHR, la Mort Subite lambic blanc, une bière blanche de type lambic, aromatisée à l’abricot et aussi appelée Witte.

Les deux bières sont commercialisées en format bouteille 33cl et à la pression, en fût 20 litres Slim. Depuis 2001, la brasserie Mort Subite, aujourd’hui installée à Kobbegem, fait partie du groupe Heineken , via sa filiale belge Alken-Maes. Elle produit toujours des lambics issue de fermentation spontanée. Chez Heineken France, on indique avoir lancé ces deux produits dans l’Hexagone en 2015 « pour accompagner l’essor des bières artisanales en France. L’objectif était de démocratiser la bière craft en capitalisant sur une grande qualité, avec un savoir-faire reconnu et une origine géographique très importante dans l’histoire… ».

La Montagnarde façon Lambic

En créant la brasserie la Montagnarde en 2016, Christophe Boebion et Fanny Desprès se sont inspirés de la technique des lambics pour fabriquer leur première bière de fermentation spontanée. Dès 2018, ils ont embouteillé leur premier assemblage sous l’étiquette Dame Nature. En 2020, c’est un nouvel assemblage, Altitude, qui a été commercialisé. « Nous avons trop de respect pour les brasseurs de lambic belges pour mentionner sur nos bouteilles les mots « lambic » ou « gueuze », indique Christophe Boebion. C’est pourquoi nous préférons parler de fermentation spontanée. Mais les techniques sont les mêmes avec 40% de blé cru qui a poussé à un kilomètre de la brasserie et du houblon suranné issu de notre plantation et un vieillissement en fûts ». Le couple a cependant souhaité donner à cette bière, façon lambic, un style montagnard. Les températures de garde ne sont pas régulées. Les tonneaux passent l’hiver à l’extérieur de la brasserie. Si la Montagnarde à déménagé en plaine, à Challes-les-eaux, elle a conservé son ancien chai en altitude afin de préserver cette méthode.