Avec Jacques Chirac disparaît un homme politique profondément attaché au Massif central et incarnant les valeurs de cette région. Cet épicurien, jamais autant à son aise que dans les travées du Salon de l’agriculture, laisse l’image d’un grand président toujours resté proche du terrain.
Une expression est souvent revenue dans la presse pour qualifier Jacques Chirac : « Le dernier géant de la politique. » Avec lui disparaît une figure majeure qui a fait le lien entre les deux siècles. En quarante-cinq ans de vie politique, il a marqué la scène politique française en alignant un CV qui force le respect : douze ans à la présidence de la république, deux fois Premier ministre, quatre fois ministre, deux fois secrétaire d’État, dix-huit ans maire de Paris, cinq fois élu député en Corrèze, président du conseil général de ce même département… Le non-cumul des mandats et le dogme du renouvellement nécessaire faisaient figure de plaisanteries à cette époque ! L’appétit immodéré du pouvoir de Jacques Chirac n’avait d’égal que son appétit pour la vie. Son coup de fourchette était exemplaire et aucun des plaisirs de l’existence ne lui était étranger. Il appartenait à une génération qui s’affichait sans complexe cigarette à la bouche et verre à la main. C’est ce personnage bon vivant qu’ont fini par apprécier les Français avant de le porter à la magistrature suprême. Longtemps perçu comme trop cassant, il avait conquis l’Élysée en s’affichant avec naturel, tout en vantant les mérites de la fameuse pomme limousine. Sa mort a suscité l’émotion de nombreux Français de tous bords qui lui savent gré d’avoir permis de maintenir l’unité de la France de 2002 à 2007. Depuis son départ de l’Élysée, nos concitoyens ont pris cet homme vieillissant en grande sympathie.
LIÉ AU MASSIF CENTRAL
Sur les huit présidents de la Ve République, quatre étaient étroitement liés au Massif central, soit par la naissance, comme Pompidou (Montboudif/Cantal), soit par la terre d’élection comme François Hollande (Corrèze). Mais Jacques Chirac était sans doute le président le plus proche des Auvergnats de Paris. Cumulant longtemps des fonctions d’élu en Corrèze et de maire de Paris, il était particulièrement attentif aux membres de la communauté avec lesquels il entretenait des liens étroits. Certes, il fut parachuté en Corrèze où il obtint son premier mandat, un siège de conseiller général en 1965, mais il pouvait revendiquer une réelle filiation avec le territoire, puisque ses quatre aïeux en étaient issus. Cette terre à la fois rugueuse et chaleureuse lui convenait à merveille et les Corréziens l’ont vite adopté comme l’un des leurs. Maire de Paris, puis président, il a conservé une grande proximité avec les hommes et femmes du Massif central, comme en 2002, où il a invité des représentants de La Ligue auvergnate à l’Élysée. Il a alors posé avec la Pastourelle, Sophie Bruel, et a consacré une dédicace spéciale à cette rencontre.
Il existait à Paris un réseau corrézien, rassemblant des hommes comme Pierre Dauzier, Denis Tillinac ou Marc-Noël Vigier, anciens actionnaires de L’Auvergnat de Paris. Ils ont accompagné Jacques Chirac dans son ascension politique. Il avait aussi en Corrèze des inconditionnels prêts à tout pour lui. Raymond Fraysse, hôtelier, propriétaire des Gravades, à Ussel, était de ceux-là. Avant de racheter le château de Bity, Jacques Chirac n’avait pas de résidence en Corrèze. C’est dans l’hôtel de Raymond Fraysse qu’il séjournait ou organisait des réunions quand il visitait sa circonscription ou son canton. L’hôtelier ne ménageait pas sa peine pour prêter main-forte au candidat durant les campagnes électorales. Une longue amitié a ainsi lié les deux hommes jusqu’à la mort de Raymond Fraysse ces dernières années. Durant la présidence de Jacques Chirac, ce dernier avait ses entrées à l’Élysée. L’hôtelier avait même la réputation d’être un interprète plus sûr que bien des ministres pour faire passer des messages au président.
PLATS ROBORATIFS
Chez Raymond Fraysse, Jacques Chirac bénéficiait à l’époque d’un confort des plus spartiates, mais il appréciait la table de l’hôtelier et la fameuse tête de veau, son plat préféré. Il y a une vingtaine d’années, Raymond Fraysse avait créé en l’honneur de Jacques Chirac une Confrérie des entêtés de la tête de veau et même un livret de recettes. Chaque année, il organisait une grande Fête de la tête de veau. Une autre table corrézienne, Chez Françoise, à Meymac, était particulièrement appréciée de l’ancien président. L’établissement animé par Monique et Françoise Bleu reste un lieu de pèlerinage pour les fidèles de Jacques Chirac. Il faut aussi évoquer Le Central, à Tulle, longtemps animé par Jean Poumier, disparu l’année passée, où l’ancien président avait ses habitudes dans la préfecture. Ce fut aussi un repaire corrézien pour François Hollande. Beaucoup de journalistes qui l’ont longtemps côtoyé ne tarissent pas d’anecdotes sur ce Chirac qui une fois les micros fermés, se détendait et pouvait improviser des fêtes arrosées, voire des virées à côté desquelles la ballade médiatisée en scooter de François Hollande paraissait bien sage. Mais c’est en découvrant cette facette profondément humaine de Jacques Chirac que les Français ont fini par lui accorder un réel capital de popularité.
Bien sûr, ce personnage restait indissociable de la table. Aujourd’hui, une multitude de grands chefs publient sur les réseaux des photos où ils figurent aux côtés de l’ancien président. Mais en privé, Jacques Chirac préférait les tables conviviales où sont servis des plats roboratifs, comme au Père Claude. Il y a quelques années encore, une vitre blindée protégeait de la rue une banquette du restaurant Le Beauvilliers (Paris 18e ) où officiait Édouard Carlier. Alors maire de Paris, Jacques Chirac se rendait souvent à cette adresse où il rencontrait souvent son fidèle lieutenant, Alain Juppé, alors adjoint et élu de l’arrondissement, et Roger Chinaud, maire du 18e. Ces rencontres étaient si fréquentes que pour assurer la protection de l’homme politique, Édouard Carlier avait fait installer cette protection. On se souvient aussi de lui à l’autre Chez Françoise, aux Invalides, connue comme la « cantine de la République », qui maintient une belle tradition de cuisine bourgeoise. Il était également un habitué du Pharamond, où flottait l’étendard des produits tripiers des Halles. L’un des anciens propriétaires raconte qu’il s’installait souvent à une table à l’étage et que François Mitterrand, lui aussi familier de l’établissement, se tenait au rez-de-chaussée à une table proche de l’escalier et qu’à travers les volets, il gardait un œil sur Jacques Chirac… Après avoir été ces dernières années l’ombre de lui-même, il vient de disparaître. Nous voulons retenir de ce personnage hors du commun cette image d’un bon vivant qui avait su endosser pleinement le costume d’un homme d’État. Il incarnait les contradictions des Français. Il est passé d’un discours très droitier dans l’opposition à l’évocation de la fracture sociale une fois au pouvoir. Il faut aussi se souvenir que celui qui déclarait en 1977 à L’Auto-Journal « j’apprécie plus le pain, le pâté, le saucisson que les limitations de vitesse » prit à bras-le-corps le problème de la sécurité routière une fois parvenu à la présidence de la République. C’est ça la France !
Piña Colada et Corona présidentielles
Jacques Chirac était familier des cafés et des brasseries. À Paris, ces dernières années, il se rendait souvent, en compagnie de son ami Jean-Louis Debré, dans des établissements comme Le Solférino, mais aussi La Rhumerie, boulevard Saint-Germain, dont il était un client régulier. Il y appréciait la dégustation d’une piña colada accompagnée d’acras. Ce cocktail était aussi l’une de ses boissons préférées, l’été, lorsqu’il se rendait à la terrasse du Sénéquier, l’établissement tropézien de l’Aveyronnais Thierry Bourdoncle. Il ne détestait pas également y consommer une «tomate» (Ricard, grenadine et eau). Mais l’ancien président prenait garde de ne pas se laisser emporter par l’ivresse. C’est la raison pour laquelle il préférait consommer de la bière avec modération. Son goût pour la Corona, une bière très légère, est notamment devenu légendaire, allant jusqu’à inspirer des sketchs des « Guignols de l’info ». Lorsqu’il se déplaçait en province, les maires qui le recevaient prenaient même soin de garnir les buffets de Corona. Mais en réalité, ceux qui le connaissaient racontent que le président consommait aussi volontiers d’autres marques bien françaises et notamment alsaciennes. Il adorait la gastronomie de cette région et, durant sa présidence, il a invité plusieurs chefs d’État, comme Boris Eltsine ou Helmut Kohl, dans sa winstub strasbourgeoise favorite, Chez Yvonne. Bière et choucroute étaient naturellement au menu.