La folle histoire de la Bénédictine

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Née à Fécamp en 1863, la Bénédictine est l’œuvre d’un génial commerçant qui sut habilement lier alcool et religion. Il alla même jusqu’à bâtir un palais à la gloire de cet élixir. 110 000 visiteurs sont accueillis chaque année dans ce lieu.

Palais-Bénédictine
Palais-Bénédictine. Crédit : Wikipédia.

À cent mètres du port, en plein Fécamp, la silhouette néogothique du Palais de la Bénédictine apparaît presque incongrue dans une ville qui laisse peu de place aux fioritures. Depuis plus d’un siècle, ce lieu incroyable qui a ouvert ses portes en 1900, accueille les visiteurs du monde entier. Ce palais est dû à l’imagination débordante d’Alexandre Le Grand, un entrepreneur de la ville. Né en 1830, cet homme, sans doute inspiré par son homonymie avec le célèbre roi macédonien, mena sa vie tambour battant. Négociant en vins de son état, il est connu pour avoir inventé la Bénédictine en 1863 et créé un palais à sa gloire, mais il fut aussi capitaine des sapeurs pompiers de Paris et décoré de la Légion d’honneur pour avoir lutté contre l’incendie de la Sainte-Chapelle. À la fin de son existence, il entreprit de moderniser l’agriculture en conduisant l’exploitation d’une ferme modèle de 160 ha jouxtant son château de Gruville. Il mourut en 1898 laissant derrière lui une descendance de 20 enfants. Le palais de la Bénédictine, construit selon ses plans, sera achevé deux ans après sa mort.

Un lien étroit avec la religion

Pour créer sa fameuse liqueur à partir de 27 plantes, il aurait retrouvé un vieux grimoire abandonné par les moines chassés de l’abbaye de Fécamp pendant la Révolution. Il aurait alors réinterprété à sa manière une recette mise au point au XVI par Dom Bernardo Vincelli, un religieux vénitien. On suppose qu’Alexandre Le Grand tenait ce livre de recettes de son grand-père, Prosper Élie Couïllard, qui fut procureur fiscal de l’abbaye et qui aurait « mis à l’abri » certains objets précieux de l’abbaye durant la révolution. Parmi eux, des statues et œuvres d’art meublent le palais et offrent un caractère religieux à ce monastère reconstitué de toutes pièces.

Le vitrail hommage à Alexandre Le Grand.

Le vitrail hommage à Alexandre Le Grand

Génie du marketing avant l’heure, Alexandre Le Grand lutte activement contre les contrefaçons et surtout utilise la publicité pour vendre sa liqueur. Il fait appel à des affichistes comme Mucha. Il parvient ainsi à exporter son élixir dans le monde entier, de la cour de Russie aux saloons américains. En 1912, il dépasse les 2 millions de bouteilles vendues. La Première Guerre mondiale va ralentir le rythme et il faudra attendre les années soixante pour dépasser ce niveau et atteindre les 3 millions de bouteilles vendues. Sur le cahier des ventes de l’entreprise, on voit même les ventes vers les États-Unis tomber à zéro durant la prohibition. L’entreprise serait tout de même parvenue à la contourner par la suite en alimentant les speakeasy via des bootleggers et grâce à un nouveau produit, B&B, idéal pour les cocktails.

Le palais fécampois n’a rien d’un dessein mégalomane. Alexandre Le Grand avait compris l’importance de raconter dans ces murs la légende de la Bénédictine et son origine religieuse. Le négociant a été jusqu’à solliciter le Pape, dont dépendait directement l’abbaye de Fécamp, pour utiliser le blason de la confrérie sur l’étiquette de la bouteille. Non seulement, il a obtenu gain de cause, mais de surcroît, le Saint-Père l’a nommé commandeur de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand.

Le buste d’Alexandre Le Grand

Le buste d’Alexandre Le Grand

Le Palais

En 1888, un premier palais-distillerie a vu le jour. Mais en 1892, un incendie criminel perpétré par d’anciens employés, détruisit l’édifice. Cela ne découragea pas Alexandre Le Grand qui en a ordonné une reconstruction encore plus luxueuse, dirigée par Camille Albert, un disciple de Viollet Le Duc. Le palais de la Bénédictine que nous connaissons aujourd’hui fut inauguré en 1900.

La réalisation est grandiose avec une salle gothique, aux sculptures de bois finement ouvragées. En forme de nef, elle représente l’envers d’une coque de navire. Les visiteurs découvrent une salle Renaissance, un oratoire, une vaste salle de réception. Des vitraux racontent l’histoire de la Bénédictine, de son invention par Dom Bernardo Vincelli jusqu’à sa consécration dans un surprenant tableau où la Renommée vient visiter Alexandre Le Grand à côté d’un globe terrestre que semble dominer le négociant. Il ne s’agit toujours pas de mégalomanie, puisque ce vitrail ne fut pas commandé par le créateur de la Bénédictine, mais par ses 20 enfants pour lui rendre hommage. Dans les différentes pièces du palais sont exposées des œuvres religieuses, mais aussi des objets des collections personnelles d’Alexandre Le Grand, comme des serrures anciennes.

Il est étonnant de constater que ce palais érigé à la gloire de la Bénédictine cohabite avec la distillation qui est toujours réalisée sur place, même si l’embouteillage a été transféré dans la région de Fécamp en 1972. Il est aujourd’hui effectué à Beaucaire dans le Gard. Les visiteurs découvrent ainsi les différents alambics qui assurent les 4 distillations préalables nécessaires à l’élaboration de la Bénédictine. Après mélange de ces 4 alcoolats, intervient un premier vieillissement de huit mois en foudre. Le fabricant procède ensuite à une addition de miel et de safran. Après chauffage, le mélange subit un second vieillissement de 4 mois avant de pouvoir être consommé. Un an de vieillissement est donc nécessaire et pour stocker ces importantes quantités, le palais dispose de 12 caves dans ses fondations où sont entreposés les foudres opérationnels depuis 1900. Certains présentent une capacité de 32 000 litres.

La distillerie installée dans le palais

La distillerie installée dans le palais

Trois recettes

La recette initiale contient près de 300 g de sucre par litre et titre 40°. Elle s’appelait à sa création « liqueur des moines bénédictins de Fécamp », avant de prendre très vite le nom de Bénédictine. L’étiquette porte en évidence les lettres DOM qui deo optimo maxima (à Dieu très bon et très grand). Au moment de la prohibition aux Etats-Unis, Bénédictine a créé un nouveau produit, B&B. Cet alcool, moins onctueux contient 60 % de Bénédictine et 40 % de brandy classique.

Depuis 1988, la Bénédictine n’est plus la propriété des descendants d’Alexandre Le Grand, mais du groupe Bacardi-Martini. Le nouveau propriétaire a souhaité maintenir la tradition et poursuit la fabrication dans le palais. En 2000, le groupe a présenté sur le marché Bénédictine single cask, vieillie six mois en fûts de chêne. Ce produit brut de fût, plus sec et moins sucré, titre 43°.

Bénédictine, créée en 1863

Bénédictine, créée en 1863

La Bénédictine a bien sûr pâti de la désaffection du public français pour les liqueurs digestives, mais elle est aujourd’hui appréciée dans le monde entier et particulièrement en Asie. 96 % des ventes sont exportées. Depuis quelques années néanmoins, cet étonnant alcool revient en force dans la mixologie. L’entreprise a d’ailleurs constitué un réseau de barmen en France et en Europe.

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