1882 – 2022 : L’Auvergnat de Paris fête ses 140 ans

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Quel journal peut s’enorgueillir de partager encore un rôle sur la scène de la presse française 140 ans plus tard ? Seul « un cerveau têtu d’Auvergnat » peut engendrer une telle audace ! Un acte prémédité, sagement orchestré par Louis Bonnet, un jeune Aurillacois téméraire… De 1882 à 2022, retour sur l’histoire d’un journal ancré dans son territoire.

L'Auvergnat de Paris fête ses 140 ans.
L’Auvergnat de Paris fête ses 140 ans. Crédits : Au Coeur du CHR.

Créer une telle gazette en cette fin du XIXe siècle à destination d’une seule communauté n’est pas anodin. Elle s’apparente même à un « cri de ralliement », à un acte de résistance contre l’indigence et le mépris que subissent les Auvergnats, venus nombreux migrer vers la capitale pour effectuer de basses besognes pour survivre.

Alors sous le titre « Notre Programme », Louis Bonnet annonce la couleur : « Nous voulons que les Auvergnats ne soient plus traités en parias de la capitale. Nous voulons que désormais aucun Auvergnat ne manque de travail alors qu’il peut en trouver dans la boutique ou l’atelier d’un compatriote. Nous voulons que les pouvoirs publics comptent sur nous. »

« Nous voulons que les Auvergnats ne soient plus traités en parias de la capitale »

Ces lignes exposent la volonté d’un homme de rassembler ses compatriotes en leur offrant un support sur lequel chacun peut s’exprimer, échanger des nouvelles du pays : « Chanter nos héros, dire ce que furent nos philosophes, nos littérateurs, nos poètes ; se pencher sur le cercueil des morts chers et obscurs, tels que Veyre par exemple, et jeter une poignée de leur poussière au grand soleil de Paris qui la fera resplendir et scintiller encore ; ouvrir toutes grandes nos portes aux jeunes qui arrivent et qui veulent vivre, leur dire qu’il est une foule ignorée qui s’intéresse à eux et qui les accompagne de ses vœux ; puis, nous retournant vers ces braves gens qui nous viennent des confins méridionaux de la Haute Auvergne, de la Lozère, et de l’Aveyron, leur apprendre qu’ils ont des compatriotes illustres, des compatriotes dont ils peuvent, avec fierté, citer le nom, en disant : il est du pays, celui-là ! Voilà notre principal but. »

Il permet ainsi de maintenir le lien entre ceux qui sont restés en Auvergne et ceux qui sont montés à Paris : « À l’Auvergnat parisien nous rappellerons constamment la patrie ; nous lui dirons tout ce qui s’y passe et tout ce qui s’y fait. »

Parallèlement au lancement du journal, l’essor des débits de boissons s’affirme et nombre d’Auvergnats vont évoluer dans ce secteur. Ils deviennent marchands de vins, cafetiers, garçons de café ou gérants. À la fin du journal, un espace réservé aux annonces constitue donc une aide précieuse, à la fois un gage de sérieux et une marque de confiance.

iUne de l'Auvergnat de Paris pour les 140 ans du journal.
Une de l'Auvergnat de Paris pour les 140 ans du journal. Crédits : Au Coeur du CHR.

Au fil du temps, L’Auvergnat de Paris suit le rythme des événements, des crises et des successeurs, mais l’âme de son fondateur y demeure. Chaque fois, il renaît de ses cendres. Aujourd’hui, le journal se trouve dans le sillage de la famille Burton. En novembre 2009, Michel Burton, propriétaire du groupe MBC, rachète le journal en très mauvaise posture. En homme avisé et familier de la presse CHR, il le relance avec panache.

Sans négliger pour autant le Massif central, Michel Burton lui assure une santé financière. Ensuite son fils Nelson, éditeur d’Au Cœur des Villes, reprend le flambeau en 2017 avec autant de ferveur et d’énergie pour préserver la pérennité du titre, qui entre progressivement dans l’univers de la digitalisation. Durant la triste période de fermeture des cafés, brasseries, hôtels et restaurants, Nelson Burton décide de ne supprimer aucun numéro de L’Auvergnat de Paris, un acte de soutien et de solidarité à l’égard de ses lecteurs. L’information continue de circuler à Paris, en Auvergne ou ailleurs…

Plus qu’un journal, L’Auvergnat de Paris incarne un état d’esprit, implanté par son créateur. Visionnaire et fort de ses convictions, Louis Bonnet a rendu d’abord à une tranche de la population sa dignité, puis à tous ceux qui se reconnaissent dans ces valeurs une visibilité, une ouverture. Il a établi les fondations de ce qui résulte 140 ans plus tard de simplicité, de partage, d’engagement et de solidarité.

Le journal littéraire et patriotique des écrivains engagés

Louis Bonnet affirme sa volonté d’ouvrir les colonnes du journal à tous ceux qui font la fierté de l’Auvergne. Ainsi, différents hommes de lettres liés au Massif central, comme Jules Vallès, Camille Gandilhon Gens d’Armes, Jacques Yonnet ou encore Robert Giraud ont prêté leur plume à L’Auvergnat de Paris depuis sa création.

Poètes, écrivains, conteurs ont circulé dans les pages du « Journal des émigrants du Centre ». Une volonté de son fondateur de leur consacrer une place. Au fil des numéros, se sont alors succédé différentes personnalités littéraires, liées au Massif central. Chacune avec son tempérament anime une chronique dédiée, soit pour relater un événement, soit pour assurer une critique littéraire, soit pour partager un extrait de sa propre œuvre, comme le poème de Camille Gandilhon Gens d’Armes « La Chanson des sept pays » dans le numéro du 21 janvier 1928.

Ces hommes de lettres, certains méconnus aujourd’hui, ont laissé une trace d’encre indélébile dans L’Auvergnat de Paris. Témoins d’une époque où dans les nombreux petits bistrots, tenus par les patrons eux-mêmes, s’invitait le peuple de Paris dans toute sa diversité. Il y régnait parfois la nuit une atmosphère de bas-fonds. Des pages de l’Histoire se sont tournées au rythme des impressions du journal et de l’évolution du visage de Paris. Mais des lieux existent, certes modernisés et rénovés au goût du jour, qui incarnent la convivialité, chers à nos chroniqueurs de L’Auvergnat de Paris. Sur la Une du premier numéro du journal, le 14 juillet 1882, les collaborateurs sont mentionnés. Le nom de Jules Vallès apparaît en tête.

Jules Vallès (1832-1885), le réfractaire

Jules Vallès.
Jules Vallès. Crédits : Au Coeur du CHR.

De retour d’exil à Londres, le communard Louis Jules Vallez, plus connu sous le pseudonyme de Jules Vallès, renoue avec la presse, désormais libre. Outre ses collaborations au Figaro, au Progrès de Lyon, au Globe, à L’Événement notamment, il intègre en 1882 la confrérie de L’Auvergnat de Paris.

Né au Puy-en-Velay, en Haute-Loire, le 11 juin 1832, l’auteur de la trilogie L’Enfant (1881), Le Bachelier (1881) et L’Insurgé (1885) y tiendra des chroniques durant les trois dernières années de sa vie, jusqu’en 1885.

Il laissera ainsi son empreinte, comme ce portrait de l’avocat Lachaud dans le numéro du 17 décembre 1882 : « Je ne crois pas qu’il y ait un seul avocat, un seul, qui n’imite pas Lachaud, et cette singerie, sur un théâtre dont les coulisses mènent à l’échafaud et au bagne ceux que les singes défendent, se traduit par des trépignements, des hoquets, des secouements de bancs, des bonds comme sur l’orgue de barbarie […] ».

Journaliste engagé, Jules Vallès écrit sur le peuple de toute la force de son corps.

Camille Gandilhon Gens d’Armes (1871-1948), la caution morale

Ce traducteur, critique littéraire et poète, né le 2 février 1871 à Murat, dans le Cantal, est pleinement engagé dans tout ce qui touche à la communauté auvergnate et à son patrimoine culturel. Fervent défen-seur de la langue d’oc, membre du mouvement félibréen, il publie des études régionalistes et des poésies dans La Veillée d’Auvergne. En outre, il prend part à la création de la Bourrée de Paris en 1925, avec Louis Bonnet fils et le compositeur Joseph Cantaloube, afin de préserver les chants et danses du Massif central.

Joseph Cantaloube a d’ailleurs mis en musique le poème « Le Chant des Auvergnats » de Camille Gandhilon Gens d’Armes. Parallèlement, il tient la rubrique « Lettres – Arts – Régionalisme » en première page de L’Auvergnat de Paris de 1918 à 1939. À cet effet, il relate les différents événements culturels, par exemple dans le numéro du 7 janvier 1928, « M. Robert Garric parle d’Henri Pourrat », il fait le compte rendu d’une conférence lors de la Veillée d’Auvergne consacrée à l’œuvre d’Henri Pourrat. Il assure aussi la critique littéraire, sans concession.

iBuste de Camille Gandilhon Gens d’Armes.
Buste de Camille Gandilhon Gens d’Armes. Crédits : Au Coeur du CHR.

Pour preuve, dans le numéro du 28 janvier 1928, « Les Guerriers clandestins, nouvelles, par Elie Richard », il commence son article par un reproche : « Ce n’est pas la première fois que je parle ici d’Elie Richard, écrivain quercynois, comme Léon Lafage ou André Lamandé, mais qui sans renier ses origines terriennes, s’est fortement parisianisé. […] » et le termine de même : « Mais dans presque tout ce qu’il écrit il y a de l’amertume, du vinaigre, une sourde rancœur antisociale, du pessimisme. Il ne cherche pas à embellir la vie ; peut-être même l’enlaidit-il. […] »

Fortement impliqué dans L’Auvergnat de Paris, et ami proche de Louis Bonnet fils, Camille Gandilhon Gens d’Armes anime avec lui le déjeuner mensuel du journal, qui se tient… dans une brasserie auvergnate. Cet intellectuel représente alors la caution morale du journal. Son buste, œuvre du sculpteur cler-montois Jean-Marie Camus, se tient près de la cathédrale de Saint-Flour.

Jacques Yonnet (1915-1974), le conteur mystique

Jacques Yonnet.
Jacques Yonnet. Crédits : Au Coeur du CHR.

Libre penseur, dessinateur, peintre, ce journaliste historiographe intègre L’Auvergnat de Paris en 1961 jusqu’en 1974, durant treize années, et régale les lecteurs de quelque 700 textes. Sa collaboration hebdomadaire constitue un rendez-vous fidèle.

La plume, talentueuse, de ce journaliste écrivain reflète une déambulation littéraire et mystique dans le Paris des marges au sein des bistrots et des troquets. Qui mieux que lui perçoit l’âme qui règne dans les estaminets parisiens tenus la plupart par des Auvergnats ? Auvergnats à qui il rend hommage avec humour et tendresse.

Dans ses chroniques, il chante la gloire du limonadier parisien, décrit l’atmosphère du lieu, les personnages hauts en couleur accoudés au comptoir, avec justesse et parfois une certaine nostalgie lorsque les lieux qu’il fréquente sont en proie à disparaître. Tel un marionnettiste, il joue avec la réalité, les gens et les légendes.

Amoureux de Paris, Jacques Yonnet lie la ville aux « cabarets et tavernes » : « Soyez à Paris, n’importe quand, et à n’importe quelles heures, mais de préférence celles réputées apéritives, auprès du comptoir de n’importe quel bistrot. Souvent on dit des chapelles, et en vérité il y a de ça ? Car on y communie, dans le sens le plus vaste et le plus humain du terme », introduit-il dans sa chronique du 4 février 1961, « Rôle des cabarets et tavernes dans la formation de Paris ».

Il y fait allusion aux Auvergnats : « […] les personnages qui réalisèrent ce miracle de la rencontre pacifique et fructueuse, provoquée ou non, entre immigrants ès périmètre parisien, furent et sont encore caractérisés par une ancestrale patience, un vieux culte de “l’ouvrage bien faite”. Et surtout, une judicieuse économie de leur argent “bien gagné” (je pense à mes multiples et très chers amis bougnats) et bien entendu de leurs sentiments, qu’ils ne livrent pas d’emblée à n’importe quel impétrant. J’aurai désigné, ici, les gens du Centre, pour beaucoup constructeurs de notre grand’ville, à qui j’ai la plus grande joie à rendre hommage. » Tout est dit. Il termine toujours ces chroniques à la manière des feuilletonistes, par « À la bonne vôtre ! ».

Robert Giraud (1921-1997), l’âme du bistrot

Journaliste, écrivain et lexicologue né à Nantiat en Haute-Vienne, toute sa vie durant il incarnera l’atmosphère populaire des estaminets à Paris dans ses œuvres. Grand reporter, il collabore à diffé-rents journaux, notamment avec son compagnon de route Robert Doisneau. Résistant comme son ami Jacques Yonnet, Robert Giraud lui succède, un an après sa mort, à L’Auvergnat de Paris en 1975, sur la recom-mandation de Pierre Chaumeil, rédacteur en chef du journal.

Robert Giraud.
Robert Giraud. Crédit Georges Dudognon

En « bistroriographe » averti, il va s’acquitter de sa chronique hebdomadaire dans la rubrique « Aubergistes et bistrots de Paris », pendant 15 ans. Robert Giraud présente les patrons, ce qu’on déguste dans l’établissement et raconte l’histoire de la maison.

Ainsi dans sa chronique publiée le 14 février 1976, « Chez Serge et Michelle Cancé, café-bar Chez Serge », où il relate la Coupe du meilleur pot 1975 : « Si les œnophiles parisiens vont trouver Chez Serge un nouveau havre de mouillage, il est bon de rappeler, et cela pour la petite histoire, que la ville de Saint-Ouen hébergea au Moyen-âge une confrérie qui n’avait rien à voir avec les compagnons des associations vineuses qui hanteront désormais l’établissement […]. »

Comme Jacques Yonnet, l’histoire rejoint toujours la grande Histoire.

Denis Tillinac, le fidèle

Journaliste à La Montagne, écrivain corrézien, grand ami du président Jacques Chirac, Denis Tillinac a chanté les louanges de sa terre corrézienne dans ses œuvres. Il n’a malheureusement pas écrit dans L’Auvergnat de Paris, mais il est devenu au début des années 2000 actionnaire du titre en compagnie de Philippe Ramon, Pierre Dauzier et Marc-Noël Vigier. Il est décédé le 26 septembre 2020, un an jour pour jour après Jacques Chirac.