Imaginer un repas en cinq dimensions
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Le marketing sensoriel est utilisé depuis longtemps dans le commerce de détail pour inciter les clients à l’achat, par la vue, le toucher, l’ouïe ou l’odeur. L’hôtellerie s’est emparée du sujet il y a quelques années, notamment en travaillant sur les ambiances olfactives. C’est au tour de la restauration de s’intéresser à ces approches aux multiples dimensions, bien au-delà du goût, du service et de la décoration.

Au restaurant Atica, nouvellement ouvert dans le 5e arrondissement à Paris, l’expérience commence dès le pas de la porte. Dans le hall façon galerie d’art ou encore au sein du bar, des matériaux structurant comme le béton, le marbre, nuancés par du bois clair, accrochent le regard et invitent à approcher la main. Un léger parfum d’ambiance incite à se relaxer, à prendre un verre avant de se diriger vers la salle de restaurant, au sous-sol. Dans la pénombre démarre un voyage à la fois gourmand et immersif.
Pour faire ressentir le Pays basque de la manière la plus réaliste possible, le directeur artistique Ramzy Saade a choisi de diffuser des courts-métrages qu’il a lui-même produits, en lien avec les plats servis. La vaisselle raconte également une partie de l’histoire. « L’un de nos plats autour des produits de la mer s’intitule Galerna, comme une tempête typique du Pays basque. Nous avons choisi de le servir dans une assiette en grès non policé, qui fait du bruit quand les clients mangent. Quand on la sert, il y a un effet sonore dans la salle, l’écran diffuse la tempête, l’effet est global. »
La science comportementale en renfort
La restauration se saisit de plus en plus de ces expériences dites immersives pour moderniser la proposition. « La gastronomie est une porte culturelle au même titre que l’art, la mode, les objets, souligne Ramzy Saade. J’ai vite compris qu’il fallait combiner plusieurs sens pour accéder à la compréhension d’une culture. Vous ressentirez davantage une expérience autour de la Provence si vous sentez de la lavande et voyez un champ en fleurs, plutôt que l’un des deux de manière isolée. »
L’odorat, plus souvent délaissé, joue pourtant un rôle prépondérant. « C’est le sens le moins stimulé au quotidien, et pourtant c’est le seul qui soit directement lié au cerveau, explique Olivier Delenclos, vice-président du développement commercial mondial chez Prolitec, une entreprise spécialisée dans la conception d’atmosphères olfactives. De ce fait, ce que nous sentons interpelle notre inconscient. Un parfum d’ambiance devient un élément de l’expérience culinaire, il aide les restaurants à captiver leurs clients avant même qu’ils ne prennent place. Et pour que cela fonctionne, l’installation et le parfum lui-même doivent être totalement invisibles, se fondre à l’environnement. »
L’ambiance musicale, si elle n’a rien de nouveau, est désormais pensée sur des bases scientifiques dans l’optique de susciter des comportements favorables au restaurateur. On sait notamment qu’une musique à basses fréquences, comme le jazz, fait mieux ressentir l’amertume, et que les hautes fréquences ont tendance à faire ressortir le côté sucré d’un mets. Des études internationales, menées notamment en Suède, aux États-Unis et au Canada, ont démontré également que le choix de la musique influençait les comportements des clients à table.
Ainsi, une musique à tempo rapide inciterait les clients à manger plus vite pour une meilleure rotation des tables, quand, à l’inverse, une musique lente et douce conduit à passer davantage de temps dans le restaurant, et donc à consommer plus. « La manière de travailler l’ambiance sonore d’un restaurant est de plus en plus approfondie. On est passé de l’ère des playlists sur CD à de véritables radios personnalisées, pensées en fonction des moments de la journée et de la semaine, que les restaurateurs peuvent piloter comme ils le feraient sur leur plateforme de streaming », note Guillaume Robin, cofondateur de l’agence de communication sonore Maison sérieuse.
La musique, au-delà d’habiller l’espace sonore, prend une place dans l’identité même de l’établissement et participe à son image, notamment lorsqu’elle est partagée sur les réseaux sociaux. « Certains concepts sont aujourd’hui bâtis presque autant sur l’ambiance musicale que sur la proposition culinaire », poursuit-il. C’est le cas par exemple des restaurants du groupe hôtelier Mama Shelter ou encore des adresses conçues par le groupe Paris Society. En dehors du côté festif, des adresses plus sages, voire haut de gamme, ont aussi cerné le pouvoir du son. Le restaurant étoilé d’un palace parisien a notamment revu intégralement son identité sonore, jusque-là marquée par la musique classique, pour une ambiance plus détendue. « De manière générale, on recommande aux restaurateurs d’amener des basses, par exemple en les installant sous les banquettes, pour amener de la rondeur, un côté enveloppant. En cherchant un effet cosy comme une moquette épaisse dans un hôtel », souligne Guillaume Robin.
Ajuster le curseur
« À quel point un client a envie de vivre une expérience au restaurant, jusqu’où peut-on aller ?, s’interroge Jade Frommer, cofondatrice et directrice générale de Ephemera group, à l’origine de plusieurs restaurants immersifs à Paris. À la base, il ne faut pas oublier que les clients viennent pour manger. Nous nous demandons systématiquement ce qui est pertinent. Par exemple, si le toucher doit intervenir, peut-on l’imposer ou non au client ? »
L’entreprise a déjà fait machine arrière sur une expérience olfactive qui n’amenait pas satisfaction. « À partir du moment où on a plus de 15 % de retour négatif, on arrête. Au restaurant Jungle Palace, nous diffusions un parfum, fait sur mesure, qui retranscrivait une ambiance de forêt tropicale au même moment qu’un show visuel de tempête. Une part importante de clients n’a pas apprécié, cela perturbait leur dégustation. Je pense qu’il y a quelque chose à faire avec l’olfactif. On l’a peut-être mal amené, sur le mauvais thème. Mais on va continuer à approfondir le sujet. »
Mobiliser ce sens en restauration est en effet un jeu d’équilibriste, mais révèle un énorme potentiel. « Le parfum est un univers très subjectif, ce qui le rend difficile à manier dans le cadre de la restauration, indique Olivier Delenclos, chez Prolitec. On recommande de théâtraliser son usage, pas directement dans la salle de restaurant mais pour améliorer la qualité d’accueil, pour inciter à boire un cocktail avant de passer à table et éviter d’amener une sensation d’écœurement. C’est pour cela que les diffuseurs sont plutôt localisés du côté de l’accueil, du sas, du bar, pour accompagner le début du voyage. »
La restauration prend de plus en plus la mesure de l’expérience clients. Selon une enquête Ipsos, près de 7 Français sur 10 se réjouissent d’aller au restaurant pour vivre une expérience inédite. Ce qu’on qualifie désormais d’entertainment – la croisée de la restauration et du divertissement – ouvre de nouvelles perspectives. « Chaque établissement doit placer le curseur en fonction de son offre et de ses prix, estime Jade Frommer. De notre côté, on a mis du temps à trouver la bonne balance entre la lumière, le son, la vidéo projection, le décor et l’offre food et boisson. Nous avons même abandonné certains thèmes, car ils ne permettaient pas de créer une harmonie globale. »
Quelques semaines après l’ouverture d’Atica, Ramzy Saade a justement décidé d’ajuster des paramètres. « À certains moments, la stimulation sensorielle était trop importante. Si je donne trop à voir, à déguster, à écouter : on sature. Ce qui veut dire que selon le moment, la cuisine doit se mettre en retrait par rapport à la musique ou au visuel. On recherche un équilibre permanent. » Par ailleurs, il a également compris l’intérêt de démarrer l’expérience avant même que le client s’installe à table. « Dès qu’il arrive, je dois le “déshabiller” de sa journée. Tout, dans son parcours au sein du restaurant, doit le mettre dans une condition propice pour recevoir l’information que j’ai préparée pour lui. Lui prendre son manteau, lui servir à boire, stimuler son toucher, son odorat, l’inviter à ranger son téléphone, tout cela pendant une bonne trentaine de minutes. Sinon tout le reste ne sert à rien. »