Terrasses des Champs-Élysées, la facture est salée

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Afin de préparer les Jeux olympiques et paralympiques, la mairie de Paris a confié au Comité des Champs-Élysées le soin d’uniformiser les contre-terrasses de la célèbre avenue. Pour poursuivre leur exploitation, les restaurateurs doivent acquitter des factures conséquentes, mais aussi subir la mise à jour des droits de voirie 2024, qui quadruple le tarif des contre-terrasses de la Ville.

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Terrasse l’Occitane en Provence. Crédit : DR.

Durant la trêve des confiseurs, les mauvaises nouvelles ne sont pas exclues. Le 27 décembre, la mairie de Paris signait son arrêté annuel, publié trois jours plus tard et fixant les tarifs des droits de voirie pour 2024. Ainsi, cette année, le coût de la redevance des terrasses va augmenter de 5 %. Rappelons qu’une augmentation de même nature avait déjà été imputée l’année passée. Cette envolée des tarifs est certes dure à avaler pour les restaurateurs et cafetiers, mais elle correspond globalement à une répercussion de l’inflation. Le diable se cache dans les détails, et une augmentation beaucoup plus inquiétante semble se dessiner entre les lignes de ce nouveau tarif. Elle concerne les contre-terrasses. Un élément non négligeable n’est pas passé inaperçu aux yeux de l’avocat, Maître Philippe Meilhac, fin connaisseur des terrasses parisiennes et actuellement en pointe sur le dossier épineux des Champs-Élysées : « La Ville de Paris a “profité” de la réforme de la réglementation des Champs-Élysées, en cours, pour créer un supplément de droit de voirie, qui sera réclamé aux exploitants qui protègent leurs contre-terrasses par des écrans. Ce tarif sera très élevé à l’instar de celui qui existe pour l’installation d’écrans de protection des terrasses.»

En effet, l’arrêté reprend, en appliquant le relèvement de 5 %, les tarifs créés par une délibération votée en catimini au conseil de Paris de décembre 2023 (codes 583 et 584), ce qui va mécaniquement multiplier par quatre le coût d’exploitation d’une contre-terrasse équipée d’écrans. Ainsi, sur l’avenue des Champs-Élysées, en plus du tarif «de base» (ordinaire) de 470,39 €/m²/an pour l’installation de la contre-terrasse, un supplément de 127,93 €/ m²/mois, soit 1535,16 €/m²/an sera réclamé pour l’installation d’écrans sur la totalité du pourtour de l’emprise, soit un tarif total de plus de 2 000 €/m²/an. « Ces droits pourront être réclamés à tous les exploitants parisiens qui protègent leurs contre-terrasses par écrans (même non autorisés) et pas seulement ceux de l’avenue, qui devraient être autorisés par une nouvelle réglementation particulière, détaille l’avocat, puisque l’arrêté, à l’instar de la délibération votée en conseil de Paris, prévoit des tarifs pour chaque catégorie de voie et pas seulement le HC (hors catégorie) dans la classification des voies dont relève l’avenue. Ce qui laisse augurer d’une mauvaise surprise pour bien des exploitants lorsqu’ils recevront leurs factures d’ici à quelques mois.» Ainsi, après avoir perdu les recettes inhérentes au chauffage des terrasses, la mairie pourrait compenser avec ces fameux écrans.

Terrasses : uniformisation décrétée 

Le sujet est en effet particulièrement sensible sur les Champs où, depuis près d’un an, la municipalité a confié au Comité des Champs-Élysées le soin de préparer la célèbre avenue pour les Jeux olympiques et paralympiques, en harmonisant les contre-terrasses. Le 27septembre dernier, le président du Comité, Marc-Antoine Jamet, présentait lors d’une conférence de presse le nouveau modèle unique de contre-terrasses qui sera imposé dès cette année. Déclinable en version de un à six modules, ce nouvel équipement a été dessiné par le designer Ramy Fischler (RFStudio). Cette version, avec coloris unique, est censée équiper McDonald’s comme le Fouquet’s. Les enseignes auront toutefois la latitude de personnaliser l’installation avec de discrets autocollants. Ainsi, avant l’été, les exploitants de contre-terrasses sont invités à envoyer leurs anciennes installations à la poubelle… mais aussi leur mobilier.

À Paris, la question de la durabilité ne serait-elle qu’un vœu pieux destiné à agrémenter les panneaux d’affichage ? Deux modèles de chaises seront désormais tolérés sur les Champs-Élysées : l’un fourni par Gatti, l’autre par Fermob. Il s’agit d’une injonction incontournable pour pouvoir continuer à poursuivre son activité, avec à la clé une facture somptuaire : de 217 000 € pour un module (31m2) à 500 000 € pour six modules (131m²). Philippe Vic, qui exploite MadrigalUnisex, a fait ses comptes. Il devrait en théorie débourser 300 000 € pour remplacer le modèle de contre-terrasse qu’il avait mis en place il y a six ans, et qui passait jusqu’à présent comme un exemple à suivre. Ce coût n’intègre pas le renouvellement du mobilier (180 places).

D’ailleurs, le patron du Madrigal-Unisex est loin d’être convaincu par le modèle Gatti qui lui sera imposé : «Nous avons déjà des chaises Gatti qui portent le nom du Madrigal et qui figurent sous cette dénomination sur le catalogue de la maison, tout comme celles du Deauville. Elles ont été dessinées dans un souci de confort et d’esthétique auquel nous sommes très attachés». Outre cette uniformisation imposée qui ne lui paraît pas acceptable, Philippe Vic vient de découvrir que la nouvelle tarification des écrans engendre une multiplication par trois de sa redevance annuelle. Elle devrait ainsi dépasser 160 000 € en 2024. «C’est inacceptable de voir une part substantielle de son EBE [excédent brut d’exploitation, NDLR] annuel partir dans une folie administrative, conclut-il. La municipalité imagine que nous gagnons des sommes astronomiques et que nous devons par conséquent soutenir ses ambitions de design

Le comité impose sa loi 

Le Madrigal-Unisex fait partie, avec le George V et le Deauville de Jean-Pierre Long ainsi que le Bistrot 25 de Paul Sebag, des quatre restaurants de l’avenue qui ont demandé à Maître Meilhac de défendre leurs intérêts. Au mois de juin 2023, ces restaurateurs ont été invités par le Comité à renvoyer sans délai des devis signés et des acomptes à Metal System, entreprise chargée par le Comité de fabriquer les nouvelles contre-terrasses, avant même qu’un projet de réglementation ne soit dévoilé. Comme le fait remarquer Maître Meilhac, « plus qu’une “ronde” contre la réforme, ces exploitants ont voulu convaincre la Ville que les nouvelles structures qu’on cherche à leur imposer ne sont pas exploitables de manière pérenne; c’est d’ailleurs pour cela que nous avons insisté pour qu’un prototype soit installé sur l’avenue, sans être entendus». S’il se réjouit qu’une concertation ait (enfin !) pu débuter en juillet dernier à la suite d’une lettre ouverte de ses clients au premier adjoint à la Ville de Paris, et que plusieurs réunions à l’hôtel de Ville se soient tenues, l’avocat a le sentiment «d’une écoute de façade». Un avis auquel se range Philippe Vic. Ce dernier a participé à ces échanges qu’il décrit ainsi : «On nous a écoutés en nous assurant qu’on tiendrait compte de nos objections, mais à la réunion suivante, nous nous apercevions que le projet n’avait pas été amendé.»

L’arrêté a finalement été signé le 13 décembre 2023 et publié « in extremis » le 15décembre 2023, soit le dernier jour du conseil de Paris au cours duquel a été adoptée discrètement dans un « pot » commun, sans faire l’objet du moindre débat, la délibération fixant les tarifs des nouvelles installations. Les exploitants ont pris connaissance de ce texte par leur avocat qui l’a obtenu par le portail Internet de publication de la Ville de Paris, qui ne l’a pas adressé aux exploitants… «Comment demander à une entreprise de s’engager dans un manque de visibilité totale? regrette Philippe Meilhac. J’ajoute que ceux qui ont signé des devis et envoyé des acomptes ignoraient tout de l’explosion des droits de voirie à laquelle ils seront soumis dès 2024.» Aux termes d’un courrier qu’il a adressé le 11décembre au Comité, le premier adjoint à la maire de Paris semble prêt à des concessions en accordant notamment aux exploitants un délai de deux ans pour changer leur mobilier, installer les écrans d’1,30 m sur seulement trois côtés de la contre-terrasse, et la possibilité de lisser sur deux ans le règlement des droits de voirie (50% la première année et 50 % la seconde). Le premier adjoint a également laissé le loisir d’exploiter une contre-terrasse durant sept mois, mais avec obligation de démontage à l’issue de la saison ; ce qui représente un coût de 50 000 €, stockage compris.

Ces concessions apparaissent bien maigres pour les exploitants. D’ailleurs, Paul Sebag, patron du Bistrot 25, a jeté l’éponge. Il y a une semaine, il a procédé au démontage de sa terrasse de 140 m². Cette même structure qui avait été transformée en barricade par le passage des Gilets jaunes. «Ce sont 300000 € qui partent à la poubelle, se lamente-t-il. Déjà l’année passée, j’ai dû me débarrasser du chauffage.» Pour lui, le jeu n’en vaut plus la chandelle : «Il me faudrait six modules, soit un coût direct de 500000 €, sans le mobilier. En outre, les droits de voirie passeraient de 80000 € à 350000€.» Il a donc décidé de renoncer définitivement à sa contre-terrasse où il réalisait pourtant près de 50 % de son chiffre d’affaires. «J’espère récupérer une partie de la clientèle à l’intérieur du restaurant, explique-t-il. Mais en considérant les loyers commerciaux et les nouvelles conditions d’exploitation des terrasses sur les Champs, l’exploitation d’un restaurant devient impossible sur l’avenue.»

Les champs ne sont plus ce qu’ils étaient

Les faits semblent d’ailleurs lui donner raison. C’est une enseigne de bijoux qui remplace une des anciennes institutions, Pizza Pino. Les derniers restaurants appartiennent à des groupes ou à des chaînes. La plupart des marques qui demeurent n’ont pas d’objectif de rentabilité et sont avant tout là pour profiter de l’image d’une vitrine exceptionnelle. Il en résulte une impression de perte de vitesse et de manque de dynamisme. Ainsi, de nombreuses enseignes ont déserté le bas de l’avenue. Désormais, «il n’y a plus tout ce que vous voulez aux Champs-Élysées», comme le chantait Joe Dassin en 1969. «La vie culturelle a disparu, accuse Philippe Vic. Les cinémas, Virgin, les boîtes de nuit, sont partis. Après 19 h, le quartier se meurt. Heureusement, le “Madrigal” est un lieu de destination. Mais la seule récente interdiction des chauffages de terrasse m’a fait perdre 10 % de fréquentation. Je ne me fais pas d’illusion sur l’avenir. Une poignée d’indépendants comme moi peuvent encore s’accrocher grâce à des baux signés bien antérieurement. Mais cette situation ne durera pas éternellement.»

Tous les regards convergent vers le haut de l’avenue où LVMH déploie insolemment ses nombreuses marques de luxe. Le groupe de Bernard Arnault vient encore d’acquérir moyennant 1 Md€ un immeuble de 18 000 m², situé au numéro 140, avec sans doute à la clé un dessein beaucoup plus rentable que celui du Sofitel que AccorHotels projetait d’installer dans les lieux, deux ans plus tôt. «Il y a une volonté de LVMH de faire monter le foncier et d’évacuer les derniers indépendants», accuse Paul Sebag. Le fait que le secrétaire général de LVMH, Marc-Antoine Jamet préside le Comité des Champs-Élysées, n’est pas de nature à apaiser les esprits. C’est en effet ce Comité qui est chargé par la Ville de déterminer le cahier des charges et de choisir les entreprises qui implanteront les contre-terrasses. Plus que jamais, les restaurateurs ont l’impression de défiler sous les fourches caudines de Bernard Arnault, qui règne aujourd’hui sans partage sur l’avenue