Le plateau est un théâtre

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La planche apéritive a-t-elle terrassé le plateau de fromages ? Sûrement pas. Celui-ci offre des possibilités de se démarquer, à condition de savoir le mettre en scène.

Le plateau de fromages, c’est un petit spectacle », affirme Michel Roth, chef et meilleur ouvrier de France, Bocuse d’or et expert pour Fromages & chefs. Selon lui, le plateau n’est pas hasbeen. Il serait même plus d’actualité que jamais. « Il permet de mettre en avant le fromage, alors que la clientèle revient justement vers le local, le produit phare sans trop de chichis autour. » Le plateau nécessite un vrai travail de salle, une chorégraphie bienvenue en ces temps où le client veut que chaque repas soit une « expérience ». Encore faut-il que le spectacle soit réussi. Lorsque c’est possible, les restaurateurs ont tout intérêt à spécialiser un de leurs employés, de préférence passionné de fromage, qui saura dresser les assiettes avec assurance. Fabrice Courtois, acheteur chef de marché pour Metro Cash & Carry France, conseille d’« avoir un support pratique sur lequel découper facilement, et ne pas hésiter à changer de couteau entre deux pâtes différentes. Faites attention à l’hygiène : le fromage est aujourd’hui un des seuls produits que l’on prépare devant le client, d’où l’importance d’avoir les mains propres ». Un fromage bien découpé doit rester reconnaissable, chaque portion doit être identique et comporter de la croûte. Mais le service du fromage passe aussi – voire d’abord – par les mots. « Il faut être capable de raconter l’histoire du produit, explique Fabrice Courtois. Le client ne prend pas du fromage au restaurant pour avoir ce qu’il a déjà chez lui, sans valeur ajoutée. Donc, même si on présente des fromages classiques, il faut pouvoir dire quelles sont leurs spécificités. » Un discours bien rodé mettra en avant l’offre fromagère dès le début du repas, pour éviter que le client ne saute cette étape. Autre astuce : poser un chevalet promouvant la sélection sur la table, ou montrer le chariot dans la salle du restaurant. 

« Nous nous démarquons par une sélection large et par notre capacité à parler de nos produits », affirme Damien Richardot, fondateur de la fromagerie-restaurant Beau et fort.

Le Casting


Selon tous nos experts, le bon nombre de fromages pour un plateau se situe entre six et douze. Pas moins, pour donner le choix au client, pas plus « pour pouvoir les bichonner, qu’ils soient tous au meilleur niveau », comme le formule Michel Roth. Un niveau qui dépend de l’affinage, mais aussi de la saison. « Le goût sera différent selon que l’animal ait été en pâture ou pas », rappelle Frédérique Vanderschueren, responsable marketing de Passion Froid (groupe Pomona). Sans oublier que les chèvres ne sont pas en lactation toute l’année et que la commercialisation de certains fromages, comme le mont-d’or, n’est permise qu’à certaines périodes. La composition du plateau doit varier au fil de l’année selon les envies du consommateur. En été, ce dernier appréciera davantage les fromages frais, et, en hiver, il préférera des fromages plus costauds (l’époisses, par exemple). À cela Fabrice Courtois ajoute la notion de rythmicité : « Il s’agit de changer régulièrement son offre pour donner aux clients, notamment aux habitués, l’envie de reprendre cette assiette de fromages pour se laisser surprendre. On peut, par exemple, proposer un nouveau fromage toutes les semaines. » En tout cas, un plateau classique comporte une majorité de produits au lait de vache, au moins un chèvre, éventuellement un brebis et/ ou un fromage au lait de bufflonne. Il mêle les différents types de pâtes et propose notamment un fromage persillé, une pâte molle à croûte fleurie, une pâte molle à croûte lavée, une pâte pressée cuite et une pâte pressée non cuite. Mélanger les genres, les formes et les cou- leurs permet de satisfaire tous les goûts, mais aussi d’attirer l’œil et de donner l’envie de goûter. Dans le même objectif, Frédérique Vanderschueren conseille de toujours présenter les fromages déjà entamés, pour que l’intérieur et le stade d’affinage soient visibles. Reste à choisir les fromages. Pour un restaurateur qui ne s’y connaît pas et n’a encore jamais proposé de plateau de fromages, « le plus simple est de jouer la carte de la région, ou de choisir des fromages dont tout le monde a entendu parler : le comté, le roquefort, le camembert… » conseille Frédérique Vanderschueren. Les AOP sont des valeurs sûres. Chez Rians, la sélection « Terroirs & fromages d’exception » comporte majoritairement des produits portant ce label. « L’AOP, qui répond à un cahier des charges strict rassure le consommateur, qui, actuellement, veut savoir ce qu’il consomme, explique Raphaëlle Danflous, responsable marketing Rians. Ce label permet de mettre en avant un ancrage régional, qui fait partie des tendances food actuelles. » Le restaurateur qui veut aller un peu plus loin pourra proposer un plateau classique en y insérant un fromage corsé que les clients n’auront pas l’habitude d’acheter ou de consommer, ou des spécialités régionales peu connues. « Le must, c’est de partir sur de petites productions ou des produits fermiers, juge Fabrice Courtois. Là, vous pourrez vraiment légitimer votre différence par rapport à d’autres restaurateurs, montrer votre expertise et expliquer aux clients qu’il ne trouvera pas la même chose dans son réfrigérateur, car vous les avez vous-même sélectionnés. » Ces fromages rares peuvent également provenir d’autres pays. En 2013, au lancement de sa gamme « L’Affineur du chef », Passion Froid a d’abord opté pour des produits français AOP au lait cru. Aujourd’hui, la sélection comprend plus de 70 fromages dont nombre d’origines étrangères. Parmi les nouveautés, citons entre autres les AOP suivantes : un Parmigiano Reggiano, un Gorgonzola doux à la cuillère et un Queijo Serra da Estrela portugais.

Scénariser la dégustation


Un autre moyen de se démarquer est de jouer avec les accords, entre fromages et boissons, confitures, fruits frais, pâtes de fruits… Par exemple, le roquefort se marie très bien avec la poire et les liquoreux, mais aussi avec la crème de marrons, comme le propose Frédérique Vanderschueren. La gamme « L’Affineur du chef » de Passion Froid ne comporte d’ailleurs pas que des fromages mais aussi sept confitures. « Je conseille ce genre d’associations – à condition d’être capables de les expliquer – car elles sont étonnantes, souligne Fabien Courtois. Et surprendre le client, c’est toujours gagner des points. » Raphaëlle Danflous tempère : « C’est important de rester dans une offre classique si le concept du restaurant le demande. Dans des établissements de type fast casual, on s’y rend pour pouvoir mettre un peu plus de fantaisie avec des associations ou des offres originales. ». L’une d’entre elles peut être un plateau à fromage unique mais décliné : comtés des différentes saisons, crottins à plusieurs stades d’affinage, roqueforts de plusieurs fabricants, etc. « Ne proposer qu’un fromage mais avec un travail particulier ça peut épater aussi », souligne Michel Roth. Le chef, qui se définit pourtant comme « plutôt traditionnel » et aime manger le fromage tel quel, avec du pain, et éventuellement un grain de raisin, suggère l’idée d’un « préfromage, comme on fait avec le prédessert, un avant-goût de ce qui arrive. Ça peut être un mille-feuille, un petit cappuccino, une brouillade, qui interpellera avant le fromage classique ». Le restaurateur peut également s’inspirer du café gourmand et proposer un fromage gourmand, ainsi que le suggère Raphaëlle Danflous. Après tout, l’association maroilles-café est connue depuis longtemps! Une autre manière de se différencier est de concevoir une offre destinée aux enfants. Damien Richardot, le fondateur de la fromagerie-restaurant Beau et fort, souligne que, pour le brunch dominical, « nous faisons toujours attention à proposer quelques fromages plus doux, accessibles aux enfants. Mais s’ils sont demandeurs, on peut monter en puissance. » Michel Roth rebondit : « Il ne faut pas brusquer les enfants. Mais si on marie fromages et fruits, avec une présentation ludique – beignets, brochettes, biscuits, émulsions –, on peut leur donner envie. »

Cette assiette offre à découvrir les différences entre laguiole, cantal et salers, trois pâtes pressées non cuites fabriquées entre l’Aveyron et l’Auvergne.

La forme suggestive du sein de nounou de Rians (fromage de chèvre) intriguera à coup sûr le client.

L’onctuosité du Quejio Serra da Estrela (L’Affineur du chef par Passion Froid) s’apprécie à la cuillère.

La nouvelle confiture de « L’Affineur du chef » parfum framboise-basilic accompagne fromages de chèvre et pâtes molles à croûte fleurie.

En coulisse


Tous ces efforts seront toutefois vains si le fromage n’est pas à son optimum. La meilleure façon de le valoriser est de savoir le présenter mais aussi de savoir le conserver. « Après le service, il faut bien emballer les fromages, les filmer et les mettre dans un endroit pas trop frais, conseille la fromagère affineuse Marie-Anne Cantin. Éventuellement, les parer avant le service suivant. » De façon générale, éviter de leur faire subir des chocs thermiques trop importants  et les conserver dans leurs emballages d’origine. Même si personne n’a de recettes magiques pour éviter les pertes, lorsque le fromage est vraiment trop vieux, ou s’il n’en reste qu’une entame peu présentable sur un plateau, il peut néanmoins encore servir comme ingrédient, pour élaborer une sauce, un gratin, des amuse-bouches, etc. « Il faut simplement être vigilant, regarder ses stocks tous les jours, et savoir créer de nouvelles recettes! » conclut Damien Richardot.

Plateau-repas

Réunissant sous le même toit une fromagerie et un restaurant, chacun ayant un espace dédié, Beau et fort a ouvert en mars 2018 dans le 9e arrondissement de Paris. Bien sûr, le fromage a la part belle sur la carte du restaurant. Il se retrouve dans les plats, notamment sur le fondant au chocolat servi avec des copeaux de gouda, mais surtout dans une sélection de dix fromages qui change chaque semaine. Ils peuvent être commandés à la pièce (6 à 9 €), par quatre ou par dix (58 €). Damien Richardot, le fondateur, explique : « Ces fromages peuvent être consommés en fin mais aussi au milieu du repas. Les clients prennent un grand plateau de fromages, complété soit avec de la charcuterie soit, comme nous le conseillons, avec de la verdure : salades, soupes, légumes cuisinés… Cela s’insère très bien dans la tendance, pas nouvelle, de composer son dîner avec plusieurs petites assiettes. »

Pour que les enfants découvrent le fromage, la panna cotta au brie et confit de griottes, signée Fromages et chefs.

Cinq fromages de saison Fromages et chefs : roquefort, beaufort, pérail de brebis, camembert et ossau-iraty

Camembert et camomille pour la une!

« Le fromage appelle le vin, et à recommander du vin, rappelle Marie-Anne Cantin. Et les plus beaux accords se font avec des vins blancs. » La fromagère affineuse a récemment travaillé avec la maison Wolfberger sur des mariages entre ses fromages et les vins alsaciens : mimolette extravieille et pinot gris, stilton et gewurztraminer, etc. Associer un vin à un plateau de fromages, par nature disparate, est plus ardu. « Il faut avoir son vin dans la tête avant de composer son plateau, considère Marie-Anne Cantin, et même avoir établi son menu au préalable, car de plus en plus de clients ne changent pas de vin entre le plat et le fromage. » Les restaurateurs peuvent l’associer avec de la bière, du cidre – notamment les fromages normands –, des spiritueux, voire du thé s’ils en maîtrisent l’infusion. Lydia Gautier, experte en thés, conseille par exemple de servir un camembert moyennement fait avec un thé fermenté Pu Er, ou une camomille. « Le fromage s’inscrit à un moment du repas où le client peut être saturé en vin et avoir envie de boire quelque chose de plus désaltérant. » La température du thé permet de jouer avec la consistance du fromage : un thé chaud aidera un fromage ferme à se déliter et à libérer ses arômes. Pour accorder un thé à plusieurs fromages, notre experte suggère « un thé blanc bai mu dan, un peu charpenté, végétal et doux, en le faisant un peu surin-fuser pour avoir plus de tanins ». Mais elle préfère associer chaque thé à un unique fromage, ou composer un trio en ajoutant un élément sucré, par exemple servir un maroilles avec un thé rouge de Chine et du sirop de liège : « Avec cette triple association, on crée presque un nouveau plat en bouche. » Cette idée peut se décliner avec d’autres boissons, ainsi que le propose Frédéric Kaiser dans le coffret Sélection de saison de Fromages & chefs. Il y unit notamment beaufort, saké et chutney d’ananas.

 

Accords mimolette extravieille et pinot gris, ou beaufort, saké et chutney d’ananas

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