La bâche qui fâche

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Malgré la suspension puis l’annulation de l’autorisation d’affichage prononcées par le tribunal administratif, la bâche publicitaire apposée sur le théâtre du Châtelet demeure et empoisonne la vie des restaurateurs qui y exercent. Ils devront sans doute faire face à deux années d’activité ralentie. Même si la mairie a ouvert la voie à la négociation, ce problème soulève la question générale de travaux qui s’éternisent de plus en plus.

Les travaux qui s’éternisent sont devenus un phénomène bien parisien exacerbé par les déboires des Vélib’ et Autolib’. Ainsi, certains commerçants et restaurateurs ont eu cette année la surprise de voir un alignement de tôles vertes obstruer la visibilité de leur devanture, voire limiter l’accès à leurs locaux. Il s’agit le plus souvent de problèmes individuels. Les commerçants des quais de Seine doivent aujourd’hui faire face à un problème plus large. D’abord la fermeture des voies sur berges a provoqué un reflux de la circulation vers les quais hauts, engendrant un surcroît de bruit et de pollution.

Ainsi, quai de la Mégisserie, on comptait en septembre dernier le passage de 1 247 704 véhicules, soit un accroissement du trafic de l’ordre de 38 % par rapport à septembre 2015. À cela il faut ajouter que, dans ce secteur, la fermeture et les travaux de la Samaritaine ont transformé en fantômes les brasseries voisines qui survivent grâce à la clientèle des ouvriers du chantier. Un peu plus loin, la fermeture du théâtre de la Ville dès 2016 puis de celui du Châtelet a privé le quartier d’une clientèle de spectacles.

Sébastien Sannié, président de l’association des commerçants

Dernier événement en date, le déménagement du tribunal de grande instance de l’île de la Cité vers le 17e arrondissement a encore pénalisé les restaurants des bords de Seine. Mais, tous les commerçants qui sont abrités dans les murs du théâtre du Châtelet déplorent un autre tracas. Depuis septembre 2017, un échafaudage entoure l’immeuble. L’entreprise Decaux y a fait apposer de gigantesques panneaux publicitaires vantant les mérites de vêtements ou de smartphones. Or, ces panneaux occultent complètement la visibilité des commerces qui sont situés au pied de l’immeuble. Aux Bords de Seine, les clients du premier étage n’ont même plus de visibilité sur la Seine.

Les baisses de chiffres d’affaires des établissements concernés sont spectaculaires. À la brasserie Le Zimmer, l’Aveyronnais Jean Luc Gintrand déplore une chute de l’activité de 40 %. « On considère qu’un échafaudage provoque systématiquement une baisse de chiffre d’affaires de l’ordre de 30 % pour les commerces concernés, explique-t-il. L’arrêt du Châtelet et la perte de la clientèle du tribunal de grande instance creusent encore la fréquentation. Pour maintenir l’établissement à flot, nous avons réduit nos effectifs de 34 à 18 personnes. »

Un marché publicitaire de 4,4 millions d’euros

Une association de défense des intérêts des commerçants du bâtiment du théâtre s’est constituée pour demander à la mairie de Paris, propriétaire de l’immeuble, de retirer ces échafaudages qui, depuis plus d’un an, n’ont accueilli aucun ouvrier et ne servent à rien d’autre qu’à accueillir des panneaux très rémunérateurs. Le budget de rénovation du théâtre est estimé à 31 millions d’euros. La ville injecte 26 millions dans les travaux et le reste est abondé par le partenariat et le mécénat. C’est là que l’entreprise Decaux intervient. Selon la convention signée avec la Ville de Paris, le marché devrait rapporter 4,2 millions d’euros à l’affichiste, qui s’est engagé à rétrocéder 2,7 millions à la municipalité. Maître Meilhac, qui défend les intérêts de l’association, estime que les commerçants sont les mécènes du théâtre dans cette affaire. Selon lui, l’échafaudage devrait rester en place sur le théâtre près de deux ans pour permettre d’optimiser les rentrées publicitaires. Les faits semblent lui donner raison. D’abord, la constitution de l’échafaudage a débuté par la partie la façade qui offre l’exposition publicitaire la plus appréciable. C’est aussi cette partie qui devrait être démontée en dernier. En façade du théâtre, aucun échafaudage n’a été installé. Avenue Victoria, sur la partie la moins passante de l’immeuble, une partie de la façade a été mystérieusement dispensée d’échafaudage. Ajoutons enfin que cet échafaudage pose des problèmes de sécurité pour les riverains. Cet été, un des établissements a été cambriolé et un jeune homme a même mis fin à ses jours en se jetant du haut du théâtre.

« Les commerçants subissent un grave préjudice alors que la Ville, à laquelle nous reversons un loyer commercial, devrait, selon les termes du bail, nous permettre de travailler dans la pleine jouissance de notre emplacement », explique Sébastien Sannié, propriétaire du Reynou, une charmante brasserie flanquée d’un bureau de tabac. Cet Aveyronnais, originaire d’Espalion, a vu s’envoler 60 % de ses recettes depuis l’installation de l’échafaudage. Il préside l’association de défense des commerçants. Avec son épouse, Séverine, il s’efforce de maintenir l’activité en comprimant le personnel et en s’impliquant encore davantage dans l’entreprise. Il y a quelques mois, surmené, il a été victime d’un AVC, heureusement sans séquelles majeures. Il déplore l’absence de concertation initiale et le fait qu’aucun élu de la mairie centrale n’ait daigné recevoir l’association. Pour faire face à une situation financière difficile, les commerçants ont sollicité la Ville pour qu’elle suspende l’exigibilité des loyers et des droits de terrasses, mais aucune suite favorable n’a été donnée pour le moment. « Nous comprenons tout à fait qu’il y ait des travaux, rappelle Jean-Luc Gintrand. Nous sommes prêts à en subir les conséquences financières. Mais la durée de deux ans à laquelle nous devons nous attendre, c’est trop long. Normalement, quelques mois suffisent pour un ravalement de façade. Je rappelle qu’en 1984 le théâtre de la Ville, situé en face, a été entièrement détruit par un incendie. Il a été restauré en moins d’un an.

Actuellement il est fermé depuis deux ans, et nous ne voyons pas encore le début des travaux. »

Vers une négociation ?

Nous avions évoqué ce problème au mois de mars (numéro n° 973) alors que l’avocat Philippe Meilhac avait obtenu du tribunal administratif la suspension de l’autorisation préfectorale d’affichage. « Mais aucune injonction de retrait d’affichage n’a été prononcée », rappelle-t-il. De plus, à chaque fois que l’affiche change, une nouvelle autorisation est délivrée. L’association doit donc lancer une nouvelle procédure. À la suite d’une nouvelle audience ayant eu lieu le 28 juin, le tribunal administratif a annulé une nouvelle autorisation d’affichage par un jugement du 12 juillet suivant. Coïncidence ou pas, la mairie a décidé quelques jours plus tard de rompre avec sa posture de l’autruche. Les commerçants ont été reçus par la directrice de cabinet d’Olivia Polski, adjointe au commerce. Une seconde réunion a eu au mois de septembre, au cours de laquelle a été annoncée la création imminente par le Conseil de Paris d’une Commission de recours amiable (CRA), chargée de statuer sur les demandes de dédommagements que les exploitants sont invités à présenter. Maître Meilhac est très dubitatif sur cette démarche car « une telle commission n’est pas adaptée à notre époque ni à la réalité économique du moment. Au regard de ce qui se passe à Paris et du phénomène qui s’accentue depuis trois ou quatre ans, il est aujourd’hui nécessaire de faire évoluer la jurisprudence ». Selon lui, « la création de cette commission relève plus en définitive d’une stratégie de communication de la Ville de Paris que d’une volonté d’indemniser les exploitations à la juste mesure des préjudices qu’ils subissent ». Et de citer l’exemple du quartier, voisin des Halles où, dès 2010, une commission similaire a été créée pour indemniser les commerçants impactés par les travaux qui durent depuis dix ans. Or, l’examen des comptes rendus annuels de cette commission (publics) montre que quelques commerces seulement se sont vu proposer une indemnisation pour des montants sans rapport avec les préjudices réellement subis, alors que certains commerces ont été obligés de cesser leur activité, notamment la pharmacie des Halles, après que son chiffre d’affaires a été divisé par quatre.

Jean-Luc Gintrand, patron du Zimmer, en compagnie de son directeur et de sa fille Laura

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