Les happy hours, une arme stratégique

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Alors que la fréquentation marque le pas dans les brasseries, les happy hours constituent plus que jamais une arme concurrentielle pour attirer les clients et créer de l’animation. Mais il faut viser juste avec des tarifs et des plages horaires bien étudiés, et ne pas oublier de construire une offre de restauration complémentaire.

Aux Turbines (Paris 2e), il n’y a pas d’improvisation dans les happy hours, entre 17h et 20h. Crédit : DR

À l’époque de la Renaissance, le terme happy hours a commencé à être employé en Grande-Bretagne pour qualifier des « moments heureux » liés à des retrouvailles. C’est ensuite lors de la Prohibition qu’il a été utilisé aux États-Unis pour désigner les rencontres autour d’un verre dans les speakeasies clandestins. La Prohibition passée, le nom est resté pour évoquer ces moments de retrouvailles entre employés après le travail, avant de rentrer au domicile. Ainsi, le terme reste davantage lié à l’after work qu’à une pure promotion.

Pour dynamiser ces instants de décontraction, nombre de patrons ont imaginé de pratiquer des rabais attractifs durant cette plage horaire. Le concept des happy hours était né. Il a été importé il y a une bonne vingtaine d’années en France. Aujourd’hui, il est largement entré dans les usages commerciaux. « Il faut considérer cela comme une promotion, un levier commercial, observe Éric Sasdelli, directeur de la business unit France Boissons de Marolles-sur-Seine. C’est gagnant pour tout le monde. Cela crée de l’animation, de la convivialité. »

Offre sur mesure

Par certains aspects, cette promotion ressemble au « yield management » pratiqué dans l’hôtellerie, qui consiste à faire varier les prix des chambres en fonction de l’offre et de la demande du moment. « A priori, les exploitants doivent se servir de ce moyen pour remplir leurs établissements durant les heures creuses, expose Éric Sasdelli. Mais je remarque que de plus en plus, les patrons l’utilisent pour dynamiser le moment de l’apéritif. » De fait, les happy hours fonctionnent d’abord comme un hameçonnage. La ristourne attire le chaland qui est susceptible, par la suite, de consommer du snacking ou de commander des plats de la carte.

Ce système a aussi un effet accélérateur puisqu’il génère une fréquentation et une ambiance susceptibles d’attirer d’autres passants. Une stratégie bien comprise par l’enseigne Frog, où toutes les pintes (56 cl) sont au même prix (7 €) pendant les happy hours, pour simplifier et fluidifier un service intense. C’est aussi le moyen d’encourager les clients de découvrir la large gamme de bières de l’enseigne. Le reste du temps, les pintes sont vendues entre 8,50 € et 11 €. Les adhérents au ClubFrog (40 000 à ce jour) bénéficient du tarif happy hours en permanence.

D’après Éric Sasdelli, il n’existe pas de formule magique. Chaque établissement, selon sa situation particulière, doit adapter son offre en matière d’horaires et de tarifs : « Certains peuvent choisir de proposer la pinte au prix du demi, d’autres vont choisir de maintenir le prix des consommations, mais d’offrir des produits de snacking conviviaux et bon marché, comme un saucisson à partager. » « L’happy hours est incontournable, assure de son côté Pascal Ranger, propriétaire de nombreuses brasseries parisiennes. Il n’y a pas un seul de mes établissements où la formule n’est pas déclinée. » Même dans sa prestigieuse adresse parisienne du boulevard des Italiens, Le Cardinal (Paris 2e), les « Happy Cardi » fonctionnent entre 17 h et 21 h. La pinte d’Heineken, à 6 €, mais surtout les cocktails, grands succès de la maison, y sont proposés dans tous les formats. Cela va de 6 € (les 25 cl) à 19,90 € ou 21,90 € pour un litre.

Une offre alléchante qui fait mouche. « Les happy hours rassurent les clients, notamment en cette période où le pouvoir d’achat est orienté à la baisse, poursuit Pascal. La clientèle des 16-40 ans y est très sensible. » Non loin du Cardinal, Lionel, le directeur d’Au P’tit Paname, n’ose même pas imaginer un fonctionnement sans happy hour : « Sur les Grands Boulevards, la concurrence est rude. Il faut s’aligner en regardant ce que fait le voisin et en s’efforçant de se positionner en dessous. Mais c’est difficile. En face de chez nous, il y a une enseigne nationale qui achète les fûts par centaines et dont les prix de revient sont plus bas que les nôtres. »

Maintien de la qualité

Stratégique, le prix de la pinte doit être fixé avec doigté. Pascal Zheng, le nouveau propriétaire qui a racheté Au P’tit Paname, en mai 2024 à Vincent Limouzin, a fixé le prix de cette boisson à 5,50 €, augmentant au passage le tarif de 50 centimes. La décision a été prise après mûre réflexion et un élargissement des horaires de 16 h à 22 h et même 2 h le samedi. La tendance à l’allongement de la plage horaire se révèle très nette actuellement à Paris, constituant une béquille commerciale. En effet, de plus en plus de professionnels préfèrent maintenir la fréquentation de leur établissement quitte à voir la rentabilité s’étioler.

Il faut aussi considérer qu’à partir d’un certain niveau de standing, la question se pose. Mettre en place des happy hours demeure synonyme de diminution de rentabilité, de simplification du service. Pourtant, à quelques pas de là, une grande brasserie a retiré cette offre promotionnelle quelques semaines auparavant, au grand dam d’un serveur qui tient à garder l’anonymat : « L’entreprise connaît d’importantes difficultés depuis près d’un an en raison de la baisse de fréquentation. J’imagine que l’abandon des happy hours est destiné à restaurer la rentabilité. Mais je vois que les clients qui s’arrêtent devant la vitrine constatent qu’il n’y a plus de promotion et vont en face… »

Mal nécessaire

Ces promotions représentent en effet un choix stratégique qu’il faut tenir dans la durée et assumer. La mise en avant de la promotion ne doit surtout pas être honteuse. Une enseigne comme Indiana Café n’hésite pas à l’afficher sur la terrasse de tous les établissements en grandes lettres blanches sur bandeau noir. Le Flora (Paris 9e), élégante brasserie créée l’année passée par VA Holding (groupe d’Adrien Villalba), annonce ses happy hours en grandes lettres sur le store. L’offre apparaît même sur les publicités qui défilent sur les chargeurs de téléphone positionnés sur certaines tables.

Pourtant, le directeur, Antoine, n’est pas un inconditionnel de la formule, mais il explique jouer le jeu : « Dans le contexte des Grands Boulevards, où il y a beaucoup de passage, il est difficile de s’en passer, notamment l’hiver. En été, avec notre terrasse de 80 places, bien positionnée, il sera plus facile d’attirer la clientèle. » Le directeur reconnaît toutefois que cette offre stimule l’activité restauration du Flora : « Près d’une table d’happy hours sur quatre passe ensuite à table, reconnaît-il. C’est aussi favorisé par notre forte offre de pizzas qui absorbe 30 % des commandes de plats. »

À L’As de trèfle (Paris 1er), la directrice, Élodie, est très satisfaite de l’attractivité de ses promotions. Mais elle aimerait que cette fréquentation profite davantage à l’activité de restauration de l’établissement, et reconnaît réfléchir à « un menu simplifié » susceptible de correspondre à ces moments moins formels. Mais force est de reconnaître qu’une offre de snacking bien étudiée s’adapte mieux à cet exercice. Ainsi sur l’ardoise de ses happy hours, la brasserie Les Pipelettes du boulevard (Paris 2e) propose une dizaine d’assiettes à partager, allant de l’assiette de frites à 6 € à la planche à 23 €. Des produits qui offrent une marge confortable, faciles à servir et bien adaptés aux « heures heureuses ».

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