Commission d’indemnisation JOP 24 La grande illusion ? Analyse et décryptage par l’avocat Philippe Meilhac
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Parmi les nombreuses interrogations que se posent les restaurateurs, comme les hôteliers, est de savoir si un jour ils seront indemnisés. Vu le contexte actuel, un doute plane.
Le régime juridique envisagé
Comme annoncé par l’ancien Premier ministre Gabriel Attal dans son communiqué du 24 juin dernier, il n’est pas prévu pour apprécier le principe et les modalités d’indemnisation de créer un régime d’indemnisation « sui generis » (spécifique, NDLR). Il s’agit d’appliquer le régime juridique existant dit de la responsabilité sans faute de l’administration pour préjudice « anormal » et « spécial ». C’est à mon sens tout le problème car ce régime – appliqué en matière de troubles de travaux publics – est très défavorable à la personne privée (l’établissement de restauration en l’espèce) et ne me paraît pas adapté à la situation exceptionnelle des mesures administratives prises en vue d’assurer la sécurité du déroulement des Jeux Olympiques (cérémonie d’ouverture, épreuves sportives, déplacements des participants, organisateurs, et spectateurs)
Un régime défavorable par nature
La dénomination de ce régime est trompeuse, car le fait qu’aucune faute (en l’occurrence de l’Etat) ne soit à démontrer, ne doit pas occulter sa sévérité dès lors qu’il incombera à la «victime» de justifier de nombreuses conditions pour espérer voir reconnu le principe de son indemnisation, avant même de pouvoir discuter de son montant. L’emploi par les rédacteurs du guide du terme «éventuellement» au sujet des «préjudices économiques» que les exploitants «pourraient» subir est révélateur de cette conception, le document précisant que «tous les préjudices causés ne peuvent donner lieu à indemnisation dès lors qu’ils n’excèdent pas les sujétions normales imposées dans un but d’intérêt général», et que sont pourront l’être «ceux des préjudices apparaissant comme directement liés aux décisions prises, suffisamment graves et spéciaux du fait de telles restrictions arrêtées par l’Etat». Si le deuxième paragraphe prétend détailler les «critères définis par le juge administratif» pour être admis, dans son principe, à être indemnisé au titre de ce régime, à y regarder de plus près, il pourrait même subrepticement fixer un régime plus strict encore que celui de la responsabilité sans faute pour trouble «anormal» et «spécial».
En effet, si la présentation des critères de «spécialité» et de «gravité» (anormalité) sont conformes à ce régime, la conception des critères «actuel» et «certain», au demeurant propres à tout système d’indemnisation, qu’il relève de l’ordre administratif ou judiciaire, me paraît singulièrement défavorable, et aggrave la sévérité du régime retenu.
Les critères habituels de responsabilité sans faute
Si le projet de guide est peu avare de détail sur le critère de «spécialité», il rappelle tout de même que pourront être indemnisés «les seuls professionnels étant dans une situation particulière par rapport aux mesures de restriction d’accès». Autrement dit, tous les professionnels d’une même rue impactés par une mesure de restriction d’accès n’ont pas vocation à être indemnisés. Contrairement à ce qui semble avoir été envisagé initialement, la commission prévoit de raisonner non en termes de perte de chiffre d’affaires (ce qui n’aurait pas eu de sens) mais d’excédent brut d’exploitation (EBE) ou équivalent professionnel par comparaison entre celui de l’année 2024 (JO) et ceux de la moyenne des années 2022 et 2023. Si ce choix est classique, ses modalités, à savoir les exercices retenus, en particulier 2022, peut être défavorable car il s’agissait d’une année où la crise sanitaire (Covid-19) n’était pas si éloignée; une moyenne, alternatives, avec les exercices 2019 voire 2018 (outre 2023) semblerait plus juste.
La commission prévoit de n’indemniser que «le professionnel» qui «n’a pu adapter son organisation et son activité, malgré les informations délivrées par les pouvoirs publics sur ces mesures», ce qui laisse craindre que le professionnel réactif qui s’est adapté soit défavorisé par rapport à celui qui n’a rien fait… Par ailleurs, la commission n’entend indemniser que les établissements «en situation juridique régulière vis-à-vis des organes sociaux et fiscaux», sous-entendu parmi ceux qui n’ont pas de dettes non justifiées envers ces organismes, à savoir qui ne bénéficie pas d’un échéancier de paiement où sont en procédure avec lesdits organismes, ce qui paraît, là encore, très sévère, et de nature à réduire le nombre de candidats à l’indemnisation.
Les critères généraux d’indemnisation se cumulent
Indépendamment des critères propres au régime juridique retenu (responsabilité sans faute), la commission prévoit que l’indemnisation ne pourra être accordée qu’aux établissements établissant un préjudice «direct» ainsi «qu’actuel et certain». Pour autant qu’elle semble aller de soi et découle du principe général d’indemnisation, il faut avoir conscience que ce critère peut conduire à diminuer l’indemnisation proposée aux victimes des mesures de restriction d’accès voire l’éluder. Parmi différents facteurs «externes» pouvant entrer en ligne de compte, la météo pourra avoir une incidence importante, surtout pour les établissements situés dans le périmètre SILT ayant subi les restrictions les plus lourdes et plus longues (18 au 26 juillet) en prévision de la cérémonie d’ouverture dès lors que la météo n’a pas été très clémente durant cette période. Il faut avoir en tête qu’en pratique et même dans des situations qui peuvent paraître au demandeur évidentes (exemple des nuisances sonores et olfactives en matière de travaux publics), l’administration soutient fréquemment que les préjudices allégués ne sont pas en lien avec les troubles subis. Le recours à un cabinet d’experts paraît ici indispensable, et on peut du reste relever que la commission a prévu dans son fonctionnement que «les experts du monde professionnelspeuvent être associés aux travaux de la commission» comme du reste, ajoute-t-elle, ceux de l’administration.
Il va de soi que l’Etat sera assisté d’experts qui chercheront à contester et réduire les préjudices invoqués, comme ils l’ont fait avant la crise sanitaire dans le cadre des demandes d’indemnisation des pertes d’exploitation causés par suite des manifestations des «gilets jaunes» ou celles des réformes des retraites pour contester la perte d’exploitation subie par de nombreux établissements vandalisés (avenue des Champs Elysées ou place de la Madeleine par exemple).
La preuve d’un caractère «actuel et certain». Là encore, si ce caractère peut parait tautologique, il ne l’est pas car sous couvert de son affirmation la commission en profite pour préciser que «le préjudice invoqué sera examiné sur l’ensemble de l’exercice comptable annuel 2024 afin de prendre en compte un éventuel effet rebond de l’activité à l’issue de la période de restriction».Une telle appréciation ne pourra que conduire à exclure du principe même d’indemnisation ou à tout le moins réduire sensiblement le montant proposé de nombreux établissements. Elle conduit nécessairement à retarder l’examen et le traitement des demandes d’indemnisation puisque la commission entend réclamer la production du bilan de l’exercice 2024, certifié lorsqu’il y a lieu.
Un régime qui n’est pas adapté à la situation
Indépendamment de ces défauts conceptuels, ce régime d’indemnisation ne serait pas adapté car il a été créé par la jurisprudence (Conseil d’Etat) pour répondre une situation (travaux publics) totalement différente de celle à laquelle nous sommes confrontés (préjudices causés par les mesures de sécurité des sites des JO). La situation du restaurant ou de l’hôtel qui doit faire face à des travaux publics, qui constituent le plus souvent une nécessité, n’a pas grand-chose à voir avec celle des mesures de sécurité prises dans le cadre d’un événement comme les Jeux Olympiques. Je comprends en outre qu’il ne sera question d’envisager que la perte d’exploitation (excédent brut d’exploitation) alors que les établissements auront, pour beaucoup, dû faire face à des préjudices directs. Ainsi, les établissements contraints de retirer leurs terrasses voire (lorsqu’ils en sont dotés) leurs écrans et leur plancher auront dû engager des frais, de même que pour les réinstaller après les JO.
La procédure
Pour autant qu’elle affirme que «l’intérêt de cette commission pour les professionnels demandeurs est donc d’avoir la possibilité, si ces conditions sont réunies, de bénéficier d’une indemnisation dans des délais plus rapides que ceux qui résulteraient de l’engagement d’une procédure juridictionnelle dont l’aboutissement complet serait forcément plus tardif», force est de constater que les professionnels ne doivent pas s’attendre à être indemnisés rapidement et même obtenir rapidement une offre d’indemnisation.
D’abord parce qu’il sera réclamé pour le dépôt du dossier la communication du bilan de l’exercice 2024 qui n’interviendra pas (pour ceux dont la clôture est fixée au 31 décembre), avant le mois d’avril ou mai 2025 de sorte que le dépôt de la demande ne pourra pas intervenir avant la mi-2025, et, pour ceux dont l’exercice se clôture plus tard (30 juin), il faudra attendre la fin de l’année 2025.
Ensuite parce que la commission prévoit une durée d’instruction de 4 mois qui constituera une moyenne, voire le temps minimum. Enfin, parce que la Commission ne rendra qu’un avis qui pourra ou non être suivi par le Ministère chargé de statuer (principalement le Ministre de l’Intérieur dont dépend le préfet de police de Paris).