La cuisine, terre d’accueil des réfugiés
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La main-d’œuvre étrangère est indispensable à la bonne marche des restaurants, encore faut-il l’accompagner pour réussir son insertion. C’est la mission des associations Refugee Food et Singa. Elles aident les réfugiés à construire un projet professionnel en cuisine.
Selon l’Insee, 40 % des employés dans l’hôtellerie et la restauration sont des immigrés et même 50 % en cuisine. Une main-d’œuvre indispensable au regard des tensions sur l’emploi (on estime de 200 000 à 300 000 les postes à pourvoir), mais qui doit être accompagnée pour réussir son insertion dans des condi- tions décentes. Aussi, les associations, comme Singa, Refugee Food ou France Terre d’Asile, apportent un réseau et des formations à ces nouveaux arrivants. Le 14 juillet dernier, Harouna Sow portait la flamme olympique dans les rues de Paris. Une reconnaissance pour ce natif de Mauritanie, chef des cuisines de l’association Refugee Food, et une mise en lumière de la place des étrangers dans les restaurants.
Refugee Food emploie aujourd’hui 60 salariés, dont une vingtaine en contrat d’insertion. « Nous avons créé l’association en 2016 en réaction à la première grosse crise migratoire syrienne, relate Marine Mandrila, cofondatrice de Refugee Food avec son conjoint Louis Martin. On revenait d’un tour du monde culinaire dont on avait tiré un documentaire et un livre, Very Food Trip. On voulait sensibiliser le grand public sur le sort des réfugiés, montrer que ce sont des gens comme vous et moi, pleins de courage et de résilience. La cuisine est un bon vecteur car elle est par essence un lieu de migrations, particulièrement la cuisine française faite d’influences venues du monde entier. » Elle-même fille d’un réfugié roumain, Marine Mandrila a conçu le projet comme un outil d’insertion professionnelle : les personnes accueillies bénéficient d’une formation et de contrats dans la restauration, certaines sont accompagnées pour ouvrir leur propre restaurant. Elles sont aidées dans leurs démarches administratives, le temps d’obtenir leur statut définitif.
Des acteurs de la restauration engagée
La brigade de l’association cuisine aussi pour les sans-abri : pendant les Jeux olympiques et paralympiques de Paris, elle a préparé plus de 1 200 repas par jour à partir des invendus, à destination de personnes en précarité. Une activité de traiteur permet de financer ces actions. Quant à la sensibilisation du public, elle passe par l’organisation du Refugee Food Festival tous les ans. En juin dernier, il a réuni une centaine de restaurants dans 12 villes en France et en Suisse.C’est au moment de la Covid-19 que le chef Harouna Sow a été recruté pour diriger les cuisines. Il travaillait alors au Royal Monceau (Paris 8e). « Au départ, le projet était de préparerles repas pour les personnes mises à l’abri par la Ville de Paris pendant le confinement, rappelle-t-il. Je suis resté pour partager mon expérience avec des réfugiés qui vivent le même parcours que moi. J’ai eu la chance d’être soutenu dans ma carrière par Alain Losbar, chef exécutif du Pullman Tour Eiffel à l’époque, qui a cru en moi et m’a poussé à aller plus loin. Je veux redonner aux autres ce que j’ai reçu. »
Arrivé en France en 2012, sans formation de cuisinier, Harouna Sow a connu des débuts difficiles. Il a multiplié les stages, a été hébergé grâce à l’association Singa, qui met des étrangers en relation avec des particuliers qui peuvent les accueillir. Son engagement est le même pour l’activité traiteur ou l’aide aux sans-abri : proposer des produits locaux, de saison, avec du goût. « Ce n’est pas parce qu’on est à la rue qu’on doit manger des coquillettes, affirme-t-il. Dans nos recettes, on cuisine des galettes éthiopiennes avec des asperges, du mafé sans viande avec des aubergines et des champignons, on est généreux sur les épices. »
Parmi les travailleurs en contrat d’insertion, Tshering Kelsang est venu du Tibet avec ses trois filles après un périple qui l’a amené du Népal à l’Inde, à travers l’Himalaya. En 2022, il a pu enfin rejoindre son épouse en France. Fermier et cuisinier dans son pays, il maîtrise à la perfection les momos tibétains (des raviolis cuits à la vapeur) mais doit améliorer son français. Il a obtenu un poste de commis à la Cité de refuge, le centre d’accueil de l’Armée du salut (Paris 13e), dont Refugee Food gère la cantine. Arrivée elle aussi en 2022 à la suite de l’inva- sion russe, l’Ukrainienne Olena Fedorishyna a bénéficié de six mois de cours de cuisine et de français avant d’être embauchée par le restaurant italien Laïa, dans le 11e arrondissement de Paris. Elle suit un programme de formation pour ouvrir son propre fast-food ukrainien à base de légumes. Cependant, les réfugiées ukrainiennes (essentiellement des femmes) ont un profil particulier par rapport à d’autres nationalités : « D’une part, elles ont eu le droit de travailler dès leur arrivée en France, et d’autre part elles étaient déjà souvent entrepreneuses dans leur pays, précise Birgit Vynckier, codirectrice de Singa Lyon et coordinatrice de projets pour la France. Elles se dirigent moins souvent vers la cuisine, plutôt vers la communication ou l’artisanat. »
Une aide précieuse pour les restaurateurs
De leur côté, les restaurateurs en mal de recrutements font appel aux candidats proposés par Refugee Food. À l’occasion du Refugee Food Festival de juin dernier, Alberto Rebolledo, le chef du restaurant Au Petit Panisse (Paris 11 ), a cuisiné un repas à quatre mains avec Warris Ahmad, réfugié afghan. Celui-ci vient d’être embauché en CDI comme chef de partie, à peine sa formation terminée. De quoi renforcer une équipe en sous-effectif chronique. « Cela fait plusieurs mois que je cherche du monde, témoigne Alberto Rebolledo. J’ai modifié mes horaires, j’ai accepté des personnes un peu moins expérimentées mais il me manque encore un CDI. Refugee Food est une très bonne solution, elle forme des personnes prêtes à se lancer sur le marché du travail. L’accueil des étrangers en cuisine n’est pas une nouveauté. Dans mon restaurant, il y a trois Sri-Lankais, un Camerounais, un Afghan et je suis moi-même franco-mexicain. » Selon Marine Mandrila, « parmi les réfugiés accueillis par l’association, la moitié travaillait déjà dans la cuisine. Pour l’autre moitié, c’est une reconversion mais beaucoup souhaitent s’orienter vers ce métier qui offre beaucoup de perspectives ».
Un lien fédérateur
« La nourriture est rassembleuse, elle crée le lien entre le pays d’origine et la société d’accueil, renchérit Birgit Vynckier, de Singa Lyon. La restauration représente 10 à 15 % des projets dans nos programmes d’incubation. Nous aidons à adapter les propositions à la clientèle locale. Par exemple, les spécialités éthiopiennes sont très épicées, il faut retravailler les recettes pour qu’elles soient accessibles au public français. » À la différence de Refugee Food, Singa n’est pas un acteur de l’insertion professionnelle mais fonctionne sur le principe du réseau : elle offre un accompagnement personnalisé, une incubation de projets, du mentorat, des mises en relation avec des banques et des entreprises. De même, elle ne dispense pas de cours de français mais fait se rencontrer des réfugiés avec des bénévoles locaux autour d’activités sportives et culturelles. « Quand on pratique la langue dans le quotidien, on progresse beaucoup plus vite, on acquiert les codes de communication, surtout pour les personnes qui ont déjà un certain âge, poursuit Birgit Vynckier. Il y a beaucoup de métiers en tension en France mais il faut les valoriser, aider les employeurs qui veulent sortir les personnes de la précarité. Malheureusement, on voit des jeunes recevoir des OQTF [obligation de quitter le territoire français, NDLR] alors qu’ils sont formés depuis des années. » Selon les Nations unies, il y avait plus de 43 millions de réfugiés dans le monde à la fin de 2023. Et avec la multiplication des crises migratoires, dues aux guerres, aux discriminations ou au changement climatique, leur nombre est voué à augmenter. Singa, comme Refugee Food, œuvre à montrer que ces personnes déracinées sont une chance et non une charge pour la société.