Fleurs comestibles : faire fleurir ses assiettes

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Elles égayent les assiettes des restaurants et les verres à cocktail. Elles apportent du goût, de la couleur et une touche de nature à la cuisine. Les fleurs, devenues presque incontournables dans la gastronomie, doivent être sélectionnées avec soin et cultivées localement.

Fleurs comestibles
La société Marius Auda cultive une trentaine de variétés de fleurs comestibles, vendues ensuite en barquettes. Crédit Marius Auda.

Même si la nature est en sommeil en hiver, le chef Jean-Philippe Perol est fier de faire visiter le potager attenant à son restaurant Marguerite 1606. Sur les hauteurs d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine 92), avec vue sur la tour Eiffel, ce jardin fait partie du nouvel hôtel-restaurant-spa Domaine Reine Margot, inauguré par le groupe Accor en octobre 2023. Sur cette ancienne propriété de Marguerite de Valois, occupée par les séminaristes de la paroisse Saint-Sulpice jusqu’en 2015, on trouve des arbres fruitiers en bordure, des légumes au centre, et 80 variétés d’herbes différentes, parmi lesquelles des fleurs comestibles. Le chef a défini le plan de culture avec la jardinière du domaine pour composer ses menus. Dès le printemps, les assiettes regorgeront de couleurs éclatantes : tagette jaune, bourrache violine, capucine et sauge rouges… « C’est vraiment une nouvelle vision de la cuisine », affirme l’ancien chef du Sofitel Baltimore à Paris.

Toutes les fleurs apportent une touche différente à ses plats. « La capucine est étonnante car la fleur et la feuille ont des goûts très différents, explique-t-il. Celui de la fleur est doux ; celui de la feuille, très poivré. J’utilise la feuille en bouillon ou en infusion, alors que la fleur est ajoutée en touche finale, sans cuisson ni assaisonnement. Je travaille aussi la fleur de courgette, de basilic, de ciboule. Sur une assiette de légumes à basse température, elles apportent des parfums en bouche. La fleur de pommier donne du peps et un côté amandé à une tarte aux pommes. Les fleurs sont également bonnes pour la digestion en infusion. »

Covid et internet, les boosts des fleurs comestibles

Formé à l’École Lenôtre, Jean-Philippe Perol rend ainsi hommage aux chefs Michel Guérard, Alain Passard ou Pierre Gagnaire, précurseurs dans l’art d’accommoder les fleurs et les herbes. Mais pour lui, « la période Covid a permis à chacun de faire pousser des fleurs, Internet offre un accès direct à une multitude de contenus, et les fournisseurs se sont mis à la page ». Autant de raisons qui expliquent la profusion de pensées et autres bleuets à la carte des restaurants et des bars à cocktails ces dernières années. Au point que l’on peut s’interroger sur leur provenance, car tous les établissements n’ont pas la chance d’avoir leur jardin à proximité.

iPotager du chef Jean-Philippe Perol
Potager du chef Jean-Philippe Perol, à côté de son restaurant Marguerite 1606 à Issy-les-Moulineaux (92). Crédit Romain Renard.

Avant d’ouvrir Plantation Paris, un potager urbain installé sur le toit d’un entrepôt de la SNCF dans le 18e arrondissement de Paris, Sarah Msika a réalisé une étude de marché. Bilan pour cette ancienne consultante en stratégie : « La majorité de la production de fleurs commercialisées pour la restauration parisienne se fait par le biais de grossistes. Une grande partie est importée des Pays-Bas ou du sud de l’Europe. » Problème pour cette production fragile, ces pays utilisent des serres chauffées ou des cultures en intérieur éclairées par des lumières artificielles, avec un bilan carbone très élevé. Les fleurs sont transportées dans des barquettes en plastique bien plus lourdes que leur poids (150g pour 20g de fleurs). De plus, les semences sont souvent modifiées.

Le marché des fleurs comestibles : 12 mois sur 12

A contrario, Plantation Paris propose sur 7.000m2 des micropousses, des fleurs comestibles et des herbes aromatiques livrées en vélocargo dans des barquettes en plastique végétal compostable. Elle dispose d’une serre chauffée grâce au data center situé juste en dessous. Ses productions sont livrées le jour même de la récolte. Avec ce mode de fonctionnement, ses fleurs intéressent les restaurants gastronomiques ou les bars à cocktails haut de gamme des environs, comme Little Red Door, Dirty Lemon, Sapid, Hoy…

« Avec Arnaud Donckele, le chef du restaurant du Cheval Blanc à Paris, on travaille les plants de culture six mois en amont pour intégrer ses demandes, précise Sarah Msika. On a ouvert des groupes WhatsApp avec chaque restaurant pour suivre au plus près leurs besoins et la croissance de nos pousses. La serre nous permet de ne pas avoir de rupture dans l’année. »

Une multitude de possiblités

Thomas Danigo, le jeune chef du Galanga, le restaurant de l’hôtel Monsieur Georges près des Champs-Élysées, (Paris, 8e) fait partie des restaurateurs séduits par la démarche écoresponsable de Plantation Paris. « Les fleurs sont souvent appréciées pour leur esthétique, mais je les utilise d’abord pour leur goût qui complète les herbes aromatiques, témoigne-t-il. L’oxalis a un côté acidulé, la fleur de bourrache est iodée comme l’huître, la capucine piquante comme un radis, la tagète passion acide et sucrée comme le fruit exotique. Sur la noix de Saint-Jacques au chou vert, j’associe la délicatesse de la fleur de capucine et le piquant de sa feuille servie en huile. Je peux aussi mettre des fleurs de sureau sur un dessert à la fraise. En revanche, l’œillet, très joli mais sans goût, ne m’intéresse pas. »

Reste le prix, car à environ 5€ la barquette de 20g, les fleurs sont un produit haut de gamme, mais qui a du sens. « Il y a un gros travail humain derrière, et j’aime sensibiliser mes clients en leur expliquant cette démarche. Les fermes urbaines réservent de belles surprises, on sait d’où viennent les ingrédients, ils n’ont pas traversé la France. Partout où l’on peut mettre du local, on le fait », assure Thomas Danigo, qui se fournit aussi chez Wesh Grow, producteur local de micropousses. De plus en plus, les cultivateurs français développent cette filière, et vont au-devant des cuisiniers pour présenter leur catalogue.

Marius Auda, du maraîchage aux fleurs comestibles

Bol de fleurs Marius Auda
Bol réutilisable de fleurs Marius Auda. Crédit Marius Auda.

Marius Auda, société familiale implantée sur les hauteurs de Nice, livre des restaurants du sud de la France en direct ou par le biais de distributeurs grossistes. « L’entreprise fondée par mes arrière-grands-parents a débuté dans le maraîchage, a pris le tournant des herbes aromatiques dans les années 1970, puis s’est lancée dans les fleurs comestibles il y a une vingtaine d’années, retrace Pascaline Auda Revel, responsable commerciale et communication. On a vu arriver la végétalisation de la cuisine des chefs. Les fleurs étaient demandées pour la décoration dans un premier temps, aujourd’hui davantage pour leur dimension gustative. »

De deux ou trois variétés au début, la société est passée à une trentaine au catalogue. Sur 10ha, Marius Auda cultive selon les saisons l’alysson maritime, une petite fleur blanche au goût de roquette qui vient relever les cocktails, la fleur de concombre qui se déguste à l’apéritif, la fleur de fenouil aux accents de réglisse, délicieuse sur un poisson ou un dessert…

Les pousses sont conditionnées en bols réutilisables, vendus entre 3,50€ et 5€ l’unité. « En équivalent au kg, on est environ à 150€ mais on ne vend jamais au kg, mais au nombre de fleurs, précise Pascaline Auda Revel. Dans un bol, on trouve par exemple dix capucines ou 80 pentas, qui sont beaucoup plus petites. » La récolte se fait entre 7h et 9h du matin, le conditionnement s’effectue dans la foulée et les clients sont livrés 24 à 48 heures plus tard. Conservées au froid, les barquettes tiennent 4 à 5 jours, et jusqu’à 15 jours pour la tagette. Le nord de la France n’est pas livré, car les coûts de transport sur un produit aussi léger ne sont pas rentables. La question de la conservation justifie la livraison en circuit court.

Fleurivore, de Whisky Live à Bogato

Start-up fondée par deux anciennes publicitaires, Fleurivore propose les fleurs en bouquets, pour un double usage esthétique et gustatif et une durée de vie jusqu’à deux semaines. « On utilise des fleurs bien connues comme la rose et le tournesol, des fleurs d’aromates comme l’aneth, la coriandre, le panais, la carotte, l’hélicryse au goût de curry, ou encore l’agastache aux accents menthe-réglisse », détaille Amandine Vanhaecke, une des associées. Ces propositions se retrouvent au comptoir du bar Bisou dans le 3e arrondissement de Paris, mais aussi sur des événements comme Whisky Live ou dans les pâtisseries de la marque Chez Bogato. Les fleurs viennent d’Île-de-France d’avril à novembre, et du sud de la France en hiver.

Enrichir les cartes

Pour la cheffe au nom prédestiné Manon Fleury, les fleurs locales et de saison présentent encore d’autres avantages : « Je travaille en direct avec des maraîchers bio en Essonne et en Seine-et-Marne qui ont tous des fleurs dans leur écosystème car elles viennent enrichir les cultures. Par exemple, la tagette pousse à côté des tomates et aide à la pollinisation, cela a du sens de les utiliser ensemble. Il y a eu pas mal de dérives de la part des chefs avec le recours à l’agriculture hors sol pour des fleurs qui ne voyaient jamais la Terre et le soleil. Pour moi, ce produit doit s’intégrer dans une logique de diversité. J’utilise les fleurs pour le visuel, le goût et aussi le sens. »

La cheffe Manon Fleury (Datil, Paris 3e) aime utiliser les fleurs comestibles dans ses créations culinaires. Crédit Datil.

Fleurs avec de la crevette. Crédit Datil, Paris 3e.

Fleurs avec de la Saint-Jacques, Datil, Paris 3e. Crédit Datil.

Avec cette logique, on trouvera beaucoup moins de fleurs pendant l’hiver sur la table du Datil, le restaurant de Manon Fleury dans le Marais, mais la cheffe réalise des pickles avec des fleurs fanées conservées dans du vinaigre. « On perd un peu de goût, mais cela se garde pendant deux mois et vient condimenter agréablement une salade », ajoute-t-elle. Dans la création de cocktails, les fleurs ne sont pas cantonnées au rôle décoratif. Les bartenders en font des sirops, à l’instar de Victoire Spanneut, la créatrice de la carte du nouveau bar Unplug dans le 8e arrondissement de Paris qui emploie de l’hibiscus de l’Herboristerie du Palais-Royal.

Quand les fleurs comestibles rencontrent le Ritz

Véritable œuvre d’art, la carte du Ritz Bar transforme les fleurs en extraits, en partenariat avec un créateur de parfums de Grasse. Chaque cocktail est consacré à une seule fleur, dont il décline toutes les facettes. Par exemple, la lavande est présente en eau-de-vie d’Alsace, en miel de Provence, en infusion de fleurs séchées du Gard, et en quatre huiles essentielles différentes, venues de France, d’Espagne et de Bulgarie. Le jasmin est travaillé en eau, en infusion et en essences de ses variétés parfumantes, sambac et grandiflorum.

Le même exercice est mené avec les feuilles, les fruits et les racines, selon les principes de la biodynamie. « Le projet est d’illustrer l’art de la gastronomie et de la parfumerie à la française et d’inventer des codes français du cocktail, explique Romain de Courcy, le directeur du Ritz Bar. En général, un cocktail contient de multiples ingrédients, j’ai voulu montrer que l’on pouvait apporter de la complexité à travers un seul produit, mais en déclinant toutes ses notes, boisées, épicées, herbacées, pas seulement florales. » Un exercice de style unique en son genre.