La folie du gin

  • Temps de lecture : 8 min

Le gin connaît une période propice. Ses ventes enregistrent des progressions spectaculaires, notamment en CHR, où les barmen apprécient son expressivité et sa fraîcheur dans les cocktails. Cette effervescence favorise l’émergence d’alcools premium, mais aussi de produits français marqués par leurs terroirs.

153
Le 153 à Paris propose une vingtaine de gins. Crédits : Jean-Michel Dehais.

Le gin ne coule pas encore à grands flots sur le zinc, mais il y est de plus en plus visible et promis à un bel avenir. Selon la Fédération française des spiritueux, en 2019, sa progression dans le hors-domicile est spectaculaire, avec en cette année pré-Covid un bond de 17,91 % par rapport à 2018. La performance est appréciable alors que le marché se contentait d’une progression moyenne de 3,49% et que les volumes des familles dominantes des spiritueux, comme les anisés ou le whisky, stagnaient. Alexandre Burnand, chef de produits chef Moët Hennessy Diageo, veille sur les marques Gordon’s et Tanqueray. Il est particulièrement satisfait de l’année qui vient de s’écouler. Entre juillet 2021 et juillet 2022, Tanqueray a marqué une hausse de 150 % sur le marché hors domicile et se révèle ainsi comme la première marque contributive au développement de la catégorie.

Les bartenders se sont largement approprié ce gin premium. La recette n’a pourtant pas varié depuis 1830 avec quatre aromates: le genièvre, la coriandre, l’angélique et de la réglisse. « Avec le confinement, les Français se sont mis à réaliser des cocktails chez eux et ils puisent leur inspiration dans les bars », explique-t-il. Selon lui, cet engouement est durable : « Malgré le succès, le taux de notoriété des marques de gin est encore faible. Nous avons d’ailleurs décidé de multiplier par sept nos investissements en communication sur cette marque. Nous allons aussi investir dans des bars qui seront un peu nos ambassadeurs pour faire rayonner l’univers de Tanqueray. »

L’heure du gin est enfin venue comme l’affirme Romain Chassang, fondateur de Faux Rêveur, une société de conseil en cocktails et spiritueux : « Il y a quelques années, de nombreux barmen ont commencé à remplacer la vodka par le gin dans certains cocktails comme le Moscow Mule, ou le Tom Collins. Cet essor a aussi été accentué par l’apparition de nombreux tonics premium. Bombay Sapphire a ouvert la voie de cette nouvelle génération de gin, mais je pense que Hendrick’s a été le détonateur du succès auquel nous assistons actuellement. »

iGin Pink
Pink, une déclinaison de Gibson's. Crédits : Gibson's.

Un terrain de créativité

Rappelons que pour fabriquer un London dry gin dans les règles de l’art, il faut partir d’un alcool neutre, ou surfin à 96°. Cet alcool va être ensuite distillé à nouveau dans un alambic avec le plus souvent des baies de genièvre, mais aussi d’autres botaniques, c’est-à-dire fruits et épices qui vont affirmer la typicité de la recette. Depuis quelques années, l’épicier parisien, Nicolas Julhès, distille du gin dans son atelier parisien. Il assure que sa passion pour le métier l’a poussé à faire ce choix : « Distiller du gin, cela représente un terrain de créativité et de liberté énormes. » Il propose ainsi son classique Batch 1, Tonik, caractéristique par son mélange de genièvre et de quinine, mais aussi Bel Air avec des herbes botaniques de l’île de la Réunion. Il considère d’ailleurs qu’avec le gin, son métier de distillateur se rapproche de celui de parfumeur.

Non content de manipuler son alambic parisien, il fait profiter de ses talents à une entreprise de Meursault et vient d’achever à Cuba la réalisation du seul gin l’île, Los Rimos, réalisé à partir d’alcool de mélasse. Le champ des possibilités est largement ouvert. Au-delà des ingrédients de la recette, la nature de l’alcool peut aussi varier dans l’élaboration du gin. Outre l’alcool de sucre de betteraves, couramment utilisé, il peut être élaboré à base de céréales, comme c’est le cas pour The Botanist. Certains, comme Cantarelle, ont recours à une base de raisins de Provence. Chez Busnel, maison connue pour ses Calvados, Gaëtan Delamare, le maître de chais travaille à partir d’alcool de pommes à cidre qui subit cinq distillations. Il assure que ce travail lui permet de développer sa créativité. Si la recette intègre du genièvre de Franche-Comté, les autres ingrédients sont avant tout normands. Le gin de la maison contient même 1 % de calvados. « Nous ne voulions pas perdre notre ADN, insiste Philippe Terlier, directeur de la distillerie. Nous tenons avant tout à préserver nos vergers. » Il est parfois difficile de s’y retrouver dans cette planète gin en ébullition.

Ainsi, Romain Chassang fait remarquer que certains petits malins profitent du flou de la dénomination pour produire des gins, non pas distillés avec les ingrédients, mais simplement infusés : « Je suis très admiratif des Japonais qui sont très pointus et précis dans leur méthode de fabrication. Ainsi Roku fait subir à chaque botanique de ses gins une distillation sous-vide avant de les assembler. »

Une diversité marquée

Ces gins plus expressifs ont élargi la palette de créativité des bartenders. Hendrick’s, infusé avec des parfums de rose et de concombre, a vite séduit les consommateurs avec son goût particulier, mais aussi son univers graphique particulier, inspiré des cabinets de curiosités. La marque, qui évolue dans le portefeuille de William Grant, a d’ailleurs bâti en partie son succès en créant l’événement dans des lieux insolites. L’été dernier, à la mi-juin, elle a investi durant trois jours la fondation Dosne-Thiers (Paris, 9e) pour y installer le Grand gin hôtel où le public pouvait découvrir les créations des mixologues dans un décor à mi-chemin entre les univers d’Alice au pays des merveilles et de la famille Adams. La marque a aussi créé des déclinaisons temporaires, comme Lunar ou Midsummer solstice, mais aussi permanente comme Neptunia et ses saveurs iodées.

L’exemple de Hendrick’s a fait école avec la création, la réactivation, ou l’importation de nombreuses marques. En 2019, Pernod Ricard a racheté l’Italien Malfy, avant de finaliser en 2020 l’acquisition de Monkey 47, un dry gin fabriqué en Allemagne, dans la forêt Noire. Des achats qui ne l’ont pas empêché ces derniers mois de présenter Acmé, un gin très haut de gamme, aux fragrances de bourgeons de pin, fabriqué dans la distillerie de Thuir (Pyrénées-Orientales). Il y a deux ans, Diageo s’offrait la marque américaine Aviation alors que la marque britannique Fords Gin est tombée dans le giron de Brown Forman. Les déclinaisons élargissent également l’éventail de choix.

Bacardi Martini France propose ainsi huit versions de Bombay Sapphire. Bardinet La Martiniquaise qui mise largement sur la marque Gibson’s, a lancé il y a trois ans une déclinaison, Pink, qui représente déjà 10 % des ventes de la marque en CHR. « Ce gin aromatisé met particulièrement en valeur un cocktail à la fraise ou framboise», mentionne Jean-Louis Denis, directeur commercial CHR. Le responsable de BLM indique réaliser une trentaine d’animations par mois dans les bars autour de Gibson’s, dans un univers très londonien et insiste sur la nécessité d’agrémenter le classique gin tonic avec un petit plus tel qu’un trait de jus de yuzu ou de calamansi. Mais à côté de cette marque, BLM promeut aussi Gin d’Azur, un alcool premium, distillé par Merlet et destiné à des bars à cocktails haut de gamme.

iGin de printemps
Le gin de printemps de la distillerie d'Isle-de-France. Crédits : Distillerie d'Isle-de-France.

La premiumisation

La hausse générale des volumes de vente s’accompagne en effet d’une premiumisation, comme le faisait remarquer récemment Jean-Pierre Cointreau, président de la Fédération française de spiritueux en évoquant à propos du gin « une progression de plus de 35,4% en volume et de 69,5% en valeur depuis 2017 ». Les patrons de bars doivent être particulièrement attentifs à ce phénomène, car si les ventes en grande distribution montrent également un dynamisme appréciable, il faut rappeler qu’une bouteille sur cinq de gin est consommée sur le marché hors domicile. Ce ratio est deux ou trois fois plus élevé que celui des autres alcools. Car le gin, plus expressif que la vodka, mais moins dominant que le whisky apparaît de plus en plus comme incontournable dans de nombreux cocktails.

Un sondage You Gov a dressé au début de l’année le portrait amateur de gin. Il est décrit avant tout comme un homme, jeune et urbain. Plus d’un tiers des consommateurs de gin affirment se rendre au bar au moins une fois par semaine pour y dépenser mensuellement entre 20 et 75€. Il est donc recommandé de déployer le tapis rouge devant cette clientèle qui sort, dépense et représente l’avenir. François Garin, chef barman du 153 (Paris, 3e) l’a bien compris. Il attend sa clientèle de pied ferme avec une vingtaine de marques de gins disposées sur les étages de son bar. Il peut ainsi les faire voyager à travers la planète avec Botanist, un gin écossais distillé dans les Islays et distribué par Rémy Cointreau, qui met en avant une palette aromatique iodée, ou Los Apostoles, venu d’Argentine avec ses parfums d’eucalyptus ou de pamplemousse.

Le bartender peut aussi les entraîner vers la Scandinavie en leur proposant un pairing de recettes de la Baltique, accompagnées « avec Helsinki dry gin puissant, aux notes herbacées ». Pour lui, l’engouement pour ce spiritueux réside d’abord dans la fraîcheur des cocktails qu’il permet de produire. « Hiver comme été les clients apprécient cela. Le succès de ce spiritueux réside aussi dans les importantes campagnes de pub et développées par les fabricants. Les efforts de marketing des nouvelles marques de tonic ont également joué en sa faveur. »

iNeptuna
Le gin Neptuna de Hendrick's. Crédits : Hendrick's.

La carte terroir

François Garin apprécie particulièrement Citadelle avec qui il a même noué un partenariat. La marque participera à l’animation du prochain anniversaire du bar 153. Créée en 1996 à Ars-en-Saintonge (16) par la Maison Ferrand, elle fait figure de pionnière du gin français. En effet, depuis lors, d’anciennes mais aussi de jeunes distilleries ont vite enfourché ce cheval de bataille du gin, facile à produire et à vendre, pour peu qu’on y inscrive une note de terroir. Dans le département voisin de la Charente-Maritime, le gin l’Acrobate, distillé Bercloux et distribué par Les Bienheureux, s’est vite fait un nom dans les bars de l’Hexagone. Non loin de là, à Oléron, Christophe Amigorena a imaginé la création de Mélifera, un gin parfumé avec de l’immortelle des sables.

En Bretagne, le Malouin’s Gin mise sur la particularité de sa fabrication avec de l’alcool de blé. En Bourgogne, à Meursault, le Clos Saint Joseph a créé L’ô de Jô n’en distillant pas moins de 16 botaniques dont le genièvre, mais aussi deux moutardes censées affirmer une touche locale. À Forcalquier, Alain Robert, dirigeant de Distilleries et Domaines de Provence, fabricant du pastis Bardouin, s’est diversifié avec le Dry gin XII, aux accents provençaux qui intègre 12 botaniques dont la cardamome, le basilic et le romarin. Ces éléments sont traités séparément à travers cinq distillations distinctes. La recherche est en effet très pointue. Nusbaumer, distillerie familiale, des Vosges alsaciennes est ainsi allée jusqu’à s’associer à Deyrolle, célèbre éditeur parisien de planches pédagogiques, pour créer le gin Jos’Berri qui se distingue par une macération de 25 plantes issues de l’agriculture biologique.

L’éditeur a ainsi proposé au distillateur de travailler avec un panel de plantes sélectionnées. Deyrolle a édité à cette occasion une planche pédagogique expliquant le processus de distillation du gin. S’il en est un qui remporte tous les suffrages, c’est bien le gin !