Dépôts de bilan : explosion ou normalisation dans la restauration ?

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Les défaillances d’entreprises dans le secteur CHR se sont accélérées fortement au troisième trimestre 2022. Faut-il y voir un mauvais signe ? Explications.

Les défaillances d'entreprise repartent à la hausse dans le secteur CHR. Crédits : Au Coeur des Villes.

Le phénomène avait été prophétisé à de nombreuses reprises durant la crise Covid, mais jamais constaté jusqu’à aujourd’hui. Les défaillances d’entreprise dans le secteur CHR avaient été presque totalement bloquées, avec le concours du soutien économique gouvernemental notamment. Elles reprennent de plus belle au troisième trimestre 2022. Faut-il, dans le contexte inflationniste actuel, s’attendre à un emballement, ou assiste-t-on à un simple retour à la normale ? Réponses avec Thierry Millon, directeur des études chez Altares.

Pourquoi le rythme des défaillances avait-il autant ralenti en 2020 et 2021 ?

Légalement, quand un dirigeant d’entreprise constate qu’il est en cessation de paiement, il doit aller voir le tribunal de commerce dans les 45 jours. S’il ne le fait pas, il prend le risque que ce dernier prononce à son encontre une interdiction de gérer. En mars 2020, le gouvernement a réalisé un aménagement des textes conduisant à ce que l’entreprise en difficulté ne soit pas obligée d’aller au tribunal même en situation de cessation de paiement, jusqu’au 24 août 2020.

Comment établir une situation de cessation de paiement ?

Pour savoir si l’entreprise est en cessation de paiement, il faut diviser l’actif disponible par le passif exigible. Si le résultat tombe en-dessous de 1, c’est la cessation de paiement. Il faut donc alors se diriger vers le tribunal de commerce pour entamer une procédure en redressement ou en liquidation.

Ainsi, toutes les entreprises mécaniquement en cessation de paiement durant les premiers mois de la pandémie ont bénéficié d’un sursis. « Quand vous êtes en cessation de paiement un jour, vous pouvez ne plus l’être le lendemain, si un client vous paie par exemple. c’est pour cela qu’il y a un délai de 45 jours », explique Thierry Millon.

À la rentrée de septembre 2020, les entreprises du CHR ont commencé à disposer d’un accompagnement financier important pour pallier la fermeture. Pendant cette période, impôts et Urssaf avaient différé les remboursements de dette sociale. Les remboursements du PGE n’étaient pas encore échus. En outre, en raison de la fermeture, les entreprises n’avaient pas non plus à payer de fournisseurs, ni de salariés dont le chômage partiel était pris en charge. « Pour toutes ces raisons, les entreprises n’étaient pas sous contrainte judiciaire, et les dépôts de bilan ont disparu. »

Pourquoi l’explosion annoncée des dépôts de bilan n’a pas eu lieu ?

« Dès le mois d’avril 2020, je disais que ça n’arriverait pas, que ce « tsunami » n’était pas programmé », rétorque Thierry Millon. D’abord, l’accompagnement de l’État s’est poursuivi sur le long terme, et les aides ont été éteintes très progressivement. Ensuite, « les entreprises sont sorties de la Covid en meilleure santé que lorsqu’elles sont rentrées, notamment pour les plus fragiles. »

Le spécialiste d’Altares explique ce phénomène en trois points : apport de trésorerie à bas coût via les PGE, report de charges et une saison 2022 exceptionnelle. « Les CHR ont touché de l’argent pour réaliser notamment des opérations d’investissement, de rafraîchissement. Jusqu’à la fin de l’année 2021, tout n’avait pas besoin d’être réglé au niveau de la dette, notamment les PGE, puisque les premières échéances étaient programmées pour 2022. Il n’y avait pas non plus de dette sociale, puisque les entreprises ont obtenu un différé de paiement de 24 à 36 mois des charges sociales, sur des montants progressifs en outre, comme pour un amortissement comptable. Pour toutes ces raisons, et comme le premier semestre 2022 a été très satisfaisant, il n’y a eu aucune raison de voir un dérapage immédiat dès le début de l’année 2022. »

Pourtant, les chiffres montrent que les défaillances de CHR s’emballent au troisième trimestre 2022…

« Il y a un point important qui rattrape ce secteur d’activité : il y a eu peu ou pas de défaillances pendant la phase covid. On observe donc à la fin de la période un nombre plus important d’établissements qu’il y aurait dû en avoir, pour le même nombre de consommateurs. Ces derniers ont révisé leurs dépenses de loisirs, notamment vu le contexte géopolitique défavorable. Nous avons donc une offre qui ne colle plus à la demande, largement supérieure. Il y a naturellement à craindre que progressivement le rythme des défaillances se mette à croître. »

Certains appelleraient cela un rattrapage, Thierry Millon préfère parler de normalisation : « Je ne crois pas que les entreprises qui devaient déposer le bilan vont tomber dans tous les cas. Il y a des entreprises qui auraient pu se trouver en défaut de paiement mais qui ne tomberont pas, grâce aux aides et à la période touristique inédite en 2022. Ce n’est donc pas un rattrapage. »

Notons également, en termes de tendance, que l’hébergement s’est totalement extrait de la conjoncture globale du secteur à la sortie de la crise (voir graphique ci-dessous).

Des défaillances plus importantes chez les jeunes entreprises et dans la restauration rapide

Sur l’ensemble de l’économie, 45 % des boites qui ont déposé le bilan au troisième trimestre 2022 avaient moins de 5 ans. Sur la restauration, ce chiffre monte à 55 % pour la restauration assise et 68 % pour la restauration rapide. Il y a un effet mécanique immuable pour expliquer cela : la moitié des créateurs ne passent pas 5 ans toute situation confondue, « c’est une situation normale, explique Thierry Millon. Quand on est dans un secteur dynamique, comme la restauration rapide qui a dopé la création, cela se traduit immanquablement par une dynamique de chute.

« Si vous créez un business en 2018, et qu’il y a un rappel des charges en 2020, l’aménagement du dispositif vous a permis de tenir, infère Thierry Millon. Mais une fois que les aides sont levées en 2022, vous prenez de plein fouet les dettes covid, et les dettes initiales de création de business, que ce soit l’achat d’un foodtruck ou tout autre investissement de départ. »

On a vu arriver dans le métier des costumes cravate qui savaient compter mais pas gérer un business de restauration
Thierry Millon, Directeur des études chez Altares

Notons aussi que les Urssaf ont pris le chemin du recouvrement forcé en 2022. Pour une entreprise en défaut sur une mensualité de dette sociale, jusqu’ici les Urssaf décalaient le remboursement en 2020 et 2021. « Aujourd’hui ce n’est plus possible, il faut maintenant démontrer aux prêteurs que votre business est bien orienté, ou au moins que vous pilotez votre business. Si vous allez voir votre banquier simplement pour lui dire : « je suis court, il me faut de l’argent », la réponse sera négative. En revanche, si vous expliquez la situation, il va probablement vous faire confiance. Il y a déjà historiquement un regard un peu neuf des prêteurs sur le monde de la restauration, notamment la restauration assise : on a vu arriver dans le métier des costumes cravate qui savaient compter mais pas gérer un business de restauration, ils se sont cassé la figure. Donc on préfère maintenant prêter à une personne pouvant justifier d’une formation dans ce secteur. »

Perspectives 2023 : emballement ou normalisation ?

« Sur le sujet du carburant et de l’énergie, il y a des acteurs bien plus impactés que la restauration, même si cette dernière l’est à la marge, explique le directeur des étude d’Altares. Sur l’inflation, on va dire qu’elle a été bénéfique, car facteur de hausse des prix à la carte. Par contre il y a la hausse des taux d’intérêt qui rendent plus difficile la capacité de l’entreprise à rembourser si elle a des taux variables. Il y en a qui ont emprunté sur des taux variables en tablant sur la baisse, et ça pourrait être problématique pour eux à moyen terme. Pour le moment, l’inflation progresse plus vite que les taux, donc ce n’est pas un problème, mais c’est une situation à surveiller en 2023, car les taux vont continuer d’augmenter sévèrement, pour nous rapprocher au mieux de plus en plus au niveau de défaillances de 2019. »

Si l’impact de la situation actuelle se durcit, Thierry Millon prédit une potentielle augmentation numérique forte du nombre de défaillances par rapport à l’avant crise. Il existerait alors un risque pour la restauration d’une diffusion des difficultés sur une économie trop large, conduisant à une année 2023 au-dessus des niveaux de 2019. « On est susceptible de dépasser 52.000 défaillances d’entreprise, mais pas au point de retrouver les niveaux de 64.000 que nous avons connus en 2010», tempère l’expert.

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