Les gardiens du Fort Knox du vin

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La famille Legrand est connue pour ses caves parisiennes passées il y a quelques années sous pavillon étranger. Mais elle reste très présente dans le domaine du vin grâce à Yves et ses enfants qui, en toute discrétion, ont créé à Issy-les-Moulineaux un complexe dédié au vin disposant de 3 000 m² de stockage.

Depuis près d’un siècle, la famille Legrand fait partie de l’élite des cavistes parisiens. Même si un groupe japonais a mis la main sur les célèbres caves de la rue de la Banque, il y a quelques années, le nom de Legrand règne toujours à Paris, depuis sa base d’Issy-les-Moulineaux, un incroyable complexe dédié au vin.

La maison combine une boutique de caviste, quelques ouvrées de vignes, un restaurant, Issy Guinguette, et 3000 m2 de caves taillées dans la craie. C’est Yves Legrand qui règne sur ce temple de Bacchus. Le patriarche, 70 ans, perpétue ce savoir-faire familial et transmet aujourd’hui les rênes de son entreprise à deux de ses enfants : Aude, qui dirige la partie caves, et Mathieu, cuisinier chevronné qui a la haute main sur le restaurant. Son fils aîné, Vincent, dirige la Cave du Bon Marché au Puy-en-Velay, où il est associé avec Johannes Marcon, le neveu du chef de Saint-Bonnet-le-Froid.

La Haute-Loire est en effet le berceau de cette saga familiale. Au début du siècle dernier, les jumeaux Pierre et Alexandre Legrand, employés chez l’épicier parisien Félix-Potin, épousent deux sœurs, filles de paysans de Saint-Jeures, un village du Velay où ils sont venus passer des vacances. En 1912, après trente-six mois de service militaire, les deux frères et leurs femmes créent une épicerie, rue Ernest-Renan à Issy-les-Moulineaux. Deux ans plus tard, ils retrouvent l’uniforme et partent pour la Grande Guerre abandonnant la boutique à leurs épouses. Ils ne reviendront du front qu’après la victoire, en 1919.

C’est à cette époque que les deux couples et leurs enfants se trouvent à l’étroit dans l’épicerie d’Issy. Les deux frères décident alors de tirer à la courte paille pour savoir qui tentera sa chance ailleurs. C’est ainsi que, désigné par le sort, Pierre s’est installé avec sa famille dans la fameuse boutique de la rue de la Banque, face à l’église Notre-Dame-des-Victoires. L’épicerie d’Issy n’existe plus aujourd’hui.

Lucien Legrand le découvreur

C’est le fils de Pierre, Lucien, père d’Yves, qui va développer considérablement l’activité de caviste dès l’après-guerre. Cet homme cultivé, grand connaisseur de vin, tenait table ouverte derrière sa boutique et entretenait des relations étroites avec plusieurs intellectuels de l’époque dont le journaliste Jean-François Revel. Comme l’écrit Yves Legrand dans un ouvrage consacré au centenaire de la maison, dans les années soixante-dix, « la boutique abreuve l’intelligentsia parisienne qui découvre alors des vins peu connus dont le cépage grolleau de Pocé-sur-Cisse, le touraine de Nazelles-Negron ou le bourgueil de la région de l’ami Jean Carmet ».

« Nous achetions du vide. »

En 1973, Lucien Legrand envoie son fils Yves en mission à Issy. La famille s’est portée acquéreur auprès de la Société française des champignons, d’anciennes carrières de craie qui serpentent sous la voie du chemin de fer. « Nous achetions du vide », raconte le caviste. En 1975, il inaugure le lieu en compagnie de prestigieux parrains amis de la famille : Georges Brassens, Jean Carmet, René Fallet, Raymond Bussières et Robert Doisneau. Yves est chargé de consolider ces carrières pour en faire de gigantesques caves de stockage. Il y conserve le vin des Caves Legrand, celui de particuliers, mais aussi de restaurateurs.

Enfin, à partir de là, il va également développer une activité de négoce, une boutique caviste et un lieu de réception. Au fil des ans, il a agrémenté la visite de ce labyrinthe de craie en y dispersant des œuvres d’art souvent taillées dans la pierre.

Une vigne à Issy

Depuis 2002, le Chemin des vignes est le seul lieu animé par la famille Legrand. La sœur aînée d’Yves, héritière de la cave de la rue de la Banque, a cédé la boutique parisienne à un groupe financier qui l’a revendue en 2013 à la famille japonaise Nakashima.

Celle-ci a eu la sagesse de conserver le nom de Legrand sur la vitrine et de maintenir la politique qualitative qui en a fait la réputation. En 1989, Yves Legrand plante une vigne sur le coteau de ses carrières. Chaque année, les vendanges effectuées par les élèves d’une classe de CM2 de la ville produisent 200 à 300 bouteilles de 50 cl. Il s’agit d’un projet pédagogique où les enfants récoltent, foulent le raisin et dessinent les étiquettes. Le vin est ensuite vendu au profit de l’association locale La Confrérie de saint Vincent. En 1990, le caviste parachève cet ensemble en créant un restaurant, La Guinguette d’Issy, dans d’anciennes petites maisons d’ouvriers de la cartoucherie Gévelot.

C’est désormais son fils Mathieu qui gère l’établissement. Après avoir fait ses classes chez Guy Savoy, au Chiberta, puis chez Gilles Epié, au Pavillon des princes, ce jeune homme de 35 ans a pris il y a huit ans les commandes des cuisines puis la direction du restaurant en 2016.

Mathieu, restaurateur avant tout

Aujourd’hui, le restaurant affiche complet midi et soir. Yves Legrand reconnaît que son fils a largement dynamisé l’établissement en élevant le niveau qualitatif. Membre du collège culinaire, Mathieu pratique une cuisine simple à partir de produits haut de gamme. Il est client de la boucherie Metzger et Verger étoilé le fournit en légumes.

« Dans un premier temps, quand je suis arrivé, confie le jeune cuisinier, j’ai décidé de limiter l’activité à 80 couverts/jour. Cela nous a permis d’améliorer la qualité et nous avons compensé la baisse de fréquentation par une hausse du ticket moyen. »

Par la suite, la cuisine a pu faire face à des flux de clientèle plus importants. Aujourd’hui, le ticket moyen se stabilise autour de 52 euros. Surtout, la fréquentation est plus régulière, l’établissement accueille autant de public en hiver qu’en été. La carte des vins, qui présente un choix de 250 références, constitue naturellement un des points forts de l’établissement.

C’est Yves Legrand et sa fille Aude qui se chargent de la sélection.

Comme dans leur boutique de caviste, ils mettent avant tout à l’honneur des vins facilement abordables, expressifs et faciles à boire.

Pour eux, il ne faut pas chercher trop de complexité dans le vin mais d’abord des crus qui procurent un plaisir immédiat.

Le restaurant et le magasin de caviste ne constituent que la face immergée de cet iceberg. Douze personnes, soit près de la moitié des effectifs du complexe, travaillent autour des caves. Des centaines de mètres de galeries abritent en effet un véritable Fort Knox du vin où sont stockées d’innombrable bouteilles. Le lieu fait rêver, non seulement par la nature de son contenu, mais aussi par son architecture de hautes galeries taillées dans la craie. Un authentique temple du vin !

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