Daniel Crozes : l’histoire des bougnats enfin révélée
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Écrivain aveyronnais prolifique et conteur talentueux, Daniel Crozes, 60 ans, vient de faire paraître « Les Bougnats de l’Aubrac » où il raconte l’épopée de ces hommes qui ont quitté ce coin du Massif central. Une histoire étroitement liée à celle de notre journal.
Le livre Les Bougnats de l’Aubrac, que Daniel Crozes vient de publier aux éditions du Rouergue, s’affirme d’emblée comme un témoignage référent de l’épopée qui a permis aux Auvergnats de Paris avec un grand A de conquérir le zinc parisien.
J’emploie ce grand A à raison, afin de ne pas froisser les Aveyronnais qui se veulent avant tout Rouergats.
Rappelons que, depuis 1882, notre journal s’adresse aux expatriés du Massif central sous ce dénominateur commun, mais certes imparfait, d’Auvergnats.
Fort justement, Daniel Crozes a choisi de se limiter au territoire de l’Aubrac, l’un des principaux pourvoyeurs de cette immigration et partagé entre trois départements (Aveyron, Cantal, Lozère) qui, il n’y a pas si longtemps encore, appartenaient à trois régions différentes.
L’étude à laquelle s’est livré l’auteur sur cette phrase migratoire, encore très visible dans la capitale, conjugue un rigoureux travail d’historien et une étude sociologique pertinente.
Le talent de conteur de Daniel Crozes fait le reste, ce qui nous permet de lire cet ouvrage avec beaucoup de plaisir. À chaque page, on découvre de nouveaux éléments qui battent souvent en brèche les poncifs et les raccourcis couramment utilisés pour raconter cet épisode de la montée vers Paris des hommes du Massif central.
Une immigration d’abord tournée vers l’Espagne
On apprend par exemple que la tradition migratoire saisonnière des habitants de l’Aubrac date du siècle et s’est d’abord exercée vers l’Espagne. Elle expliquerait notamment la forme des couteaux de Laguiole, manifestement inspirée des Navajas. Par la suite, au XIXe, les hommes et femmes de l’Aubrac ont préféré monter vers Paris devenir bougnats ou porteurs d’eau, voire frotteurs de parquet, comme les originaires de Chaudes-Aigues dont c’était la spécialité. Ces métiers méprisés leur permettaient simplement de gagner une misère. Mais déjà beaucoup économisaient pour envoyer de l’argent à la famille restée au pays et rêvaient de faire la fameuse « culbute » qui les sortirait de leur condition. L’écrivain évoque ainsi des sagas, comme celle des Rouquette où chaque génération apporte sa pierre à l’édifice. Le patriarche, François Rouquette s’est expatrié en 1858 pour devenir porteur d’eau puis marchand de vins. En 1925, son petit-fils Élie, bougnat de son état, rachète un café avant de mettre la main sur la brasserie des Vosges. Par la suite, Charles, le fils de ce dernier, deviendra propriétaire de deux grandes sources franciliennes et le petit-fils, Bruno, actuellement aux commandes, anime un des plus importants groupes de distribution de boissons de la région parisienne.
Les porteurs d’eau ont disparu avec l’avènement du Paris haussmannien.
Quelques livreurs de bains, profession qu’exerça le célèbre Marcellin Cazes, à qui un chapitre est consacré, ont perduré un peu plus longtemps. Les bougnats ont résisté jusque vers la Seconde Guerre et la profession s’est éteinte définitivement à la fin du XXe siècle. Daniel Crozes nous raconte comment les bougnats se sont adaptés en évoluant doucement vers le café ou le tabac. On comprend en lisant ses lignes que les hommes venus de cette région ont fait preuve d’un courage et d’une cohésion extraordinaires pour survivre à Paris et prospérer. Immigrés, mal considérés, souvent méprisés, ils ont su s’unir. Daniel Crozes montre combien l’Auvergnat de Paris et son fondateur, Louis Bonnet, jouèrent un rôle important dans la défense de la communauté. Il fut leur meilleur avocat lorsque le Figaro évoquait la saleté de leurs chambrées à la nuit, ou quand la préfecture accusait les bougnats de favo riser l’alcoolisme. C’est encore l’Auvergnat de Paris qui dédramatisait les affaires de violence autour des bals musettes de la communauté. On comprend à quel point tous les systèmes d’entraide établis autour du journal et de la ligue, comme les trains Bonnet, ont constitué le ciment de la communauté. Le livre évoque ces millions d’informations personnelles qui furent colportées dans notre journal durant plus d’un siècle entre le pays et Paris afin de maintenir un lien fort qui perdure au XXIe siècle.
« Au Rouergue, il y a une vraie relation de confiance. »
Les derniers témoins
Il était plus que temps d’écrire ces pages. La dernière bougnate parisienne a pris sa retraite il y a près de quinze ans, et les grands témoins de cette époque ont vu leur toison charbonneuse blanchir sous le harnais. Nombre d’entre eux ont disparu. L’écrivain s’était lancé de longue date dans la collecte de ces témoignages. La première vague avait été recueillie au début des années quatre-vingt-dix pour la rédaction de son roman Le Café de Camille. Les autres témoignages datent de 2015 lorsque Daniel Crozes a estimé qu’il était temps de se lancer dans ce travail de bénédictin. À la fin de l’ouvrage, Daniel Crozes nous livre les propos de ceux qui ont connu ce métier, comme André Valadier, commis bougnat le temps d’un été, mais aussi de figures de la profession. En 1994, Jean Blanchet racontait comment ses parents avaient accédé au statut envié de débitant de tabac.
Pour ce faire, il fallait se montrer irréprochable, ce qui dissuadait son père de « braconner » quand il rentrait au pays. Jean-Claude Cassagne, emblématique créateur du Pub Saint-Germain, explique que, pour échapper à la profession de bougnat à laquelle ses parents voulaient le contraindre et devenir garçon de café, il leur a produit un faux certificat médical fourni par un médecin aveyronnais complaisant. Ce livre magistral sur la question migratoire du Massif central serait a priori incontournable pour le prochain prix Arverne si Daniel Crozes n’avait pas déjà obtenu cette distinction l’année passée pour sa biographe d’André Valadier. C’est un auteur prolifique qui a déjà publié 57 livres. À peine après avoir édité ce livre sur les bougnats de l’Aubrac, l’éditeur fait paraître son nouveau roman, Messagère de l’ombre (voir encadré).
Touche-à-tout, l’écrivain est aussi à l’aise dans le livre historique que dans le roman. Mais il s’est également consacré à des sujets très divers, comme les barrages, la coutellerie aveyronnaise ou les burons.
Il connaît aussi très bien la diaspora rouergate pour avoir publié par le passé Le Clan des 12, qui montre comment les Aveyronnais ont réussi dans de nombreuses régions de France et dans le monde entier.
Moine écrivain
Il y a une part de moine écrivain chez Daniel Crozes. D’abord journaliste à la Dépêche du Midi de 1982 à 1990, il s’est ensuite affranchi de toute tutelle pour se consacrer entièrement à l’écriture. C’est un métronome fidèle à son éditeur Rouergue depuis ses débuts. La maison d’édition aveyronnaise est une filiale d’Actes Sud. Ainsi, Daniel Crozes fait partie de l’écurie d’auteurs de Françoise Nyssen, ministre de la Culture et propriétaire d’Actes Sud. Il reconnaît avoir été approché par des éditeurs parisiens au cours de sa carrière. « Dans ces grandes maisons on peut plaire à un directeur de collection, mais rapidement on rencontre un successeur qui ne croit pas en vous, confie-t-il. Ce n’est pas le cas au Rouergue. Il y a une vraie relation de confiance. » Il quitte rarement son repaire de Camjac, berceau de sa famille depuis 370 ans et passe le plus clair de son existence devant sa table de travail.
Chaque matin, il se lève à six heures pour travailler jusqu’à la nuit. Sa journée est seulement interrompue par une courte pause déjeuner suivie d’une promenade de deux heures durant laquelle il se laisse aller à la réflexion avant de reprendre le chemin du bureau. Il répugne à s’éloigner longtemps de son antre d’écrivain et confesse son goût pour la solitude : « J’exerce un travail de solitaire. Il faut être taillé pour cela. On ne peut compter que sur soi-même. »
Messagère de l’ombre
Messagère de l’ombre, le dernier roman de Daniel Crozes, raconte l’histoire d’une jeune veuve de guerre, Pauline, qui glisse doucement de l’opposition au maréchal Pétain à la résistance, devenant ainsi une précieuse messagère.
Une histoire qui s’étend sur toute la période de l’Occupation jusqu’à la Libération. Non seulement l’auteur sait nous tenir en haleine sur ce sujet, mais il est d’autant plus crédible qu’il nous dresse une trame historique rigoureuse de l’époque où, en arrière-plan, les moindres faits sont totalement authentiques.
Messagère de l’ombre, Daniel Crozes, Rouergue, 21 €