Bruno Courchinoux, le Café Mode : Tombée de rideau

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Créé dans les années 1960, le Café Mode est une institution de la rue François-1er (Paris 8e).

Bruno Courchinoux
Bruno Courchinoux

Il y a de la tristesse, mais aussi de la satisfaction. Celle de partir sur une belle note », glisse Bruno Courchinoux, vêtu de sa traditionnelle chemise et d’une cravate à peine dissimulées par un élégant tablier foncé. Ce patron atypique avait pris la barre du Café Mode en 2002, mais l’établissement a vu le jour en 1963 et se dénommait alors L’Athénien. Très vite, il est devenu la cantine d’Europe 1. « J’ai vu beaucoup de journalistes défiler », sourit Bruno. Jean-Luc Petitrenaud a enregistré de nombreuses émissions du Bistrot du dimanche au Café Mode. Il se mettait à l’ouvrage tous les vendredis midi et pouvait compter sur l’imagination de Bruno Courchinoux. Celui-ci lui mitonnait un plat différent à chaque fois. « Le matin même, je ne savais pas précisément ce que j’allais faire, je commandais simplement quelques produits. Une heure avant, je me mettais aux fourneaux et je préparais un plat pour son émission.

Pendant deux ans, il n’a jamais eu le même plat. Je voulais vraiment faire plaisir à Jean-Luc », se souvient le patron du Café Mode. Par le passé, une ligne directe reliait Europe 1 et l’établissement. Les journalistes de la station commandaient ainsi leurs sandwichs accompagnés d’un verre de vin. Laurent Cabrol, grande figure de la météo sur Europe 1, était lui aussi un grand habitué des lieux depuis quarante ans. « C’est bien simple, j’ai dû dépenser mille euros par mois. Ça fait bien 400 000 euros », a-t-il calculé.

Garant de l’esprit bistrot

Né à Rodez d’un père cantalou et d’une mère aveyronnaise, le tenancier de 48 ans avait deux mois quand ses parents l’ont emmené dans leurs bagages pour gagner Paris. Comme de nombreux compatriotes avant eux, ils se sont échinés dans le secteur de la limonade. Ils ont notamment animé L’Oiseau Bleu, boulevard Haussmann. Au décès de son époux, la mère de Bruno Courchinoux a continué à exploiter l’affaire, puis s’est retirée pour profiter de ses vieux jours. De son côté, l’Auvergnat a fait ses armes au lycée hôtelier Jean-Drouant avant d’effectuer son service militaire. Après quelques expériences ici et là, il a racheté le fonds de commerce en 2002. « En aucun cas je ne voulais modifier l’esprit des lieux. J’ai conservé le comptoir dans son état, j’ai ajouté des luminaires, d’élégants tabourets de bois, mais c’est à peu près tout », tient-il à rappeler. Le natif de Rodez est un ardent défenseur de l’esprit bistrot. Il affectionne particulièrement le comptoir, qu’il estime chaleureux et vivant : « Quand il y a du monde au comptoir, il y a du monde en salle. » Ainsi, la clientèle se restaure au bar, mais profite également de la soixantaine de places offertes par l’établissement.

« Ce n’est pas un comptoir d’envoi. C’est un comptoir où l’on mange, où l’on prend place sur la dizaine de tabourets. C’est une façon de cultiver l’esprit bistrot. Il faut que l’on puisse manger au bar, je dirais même que le bistrot doit tourner autour du comptoir. Il y a trop d’établissements où l’on n’utilise plus le comptoir et je trouve que c’est moins vivant. Quand on entre dans un bistrot et que l’on voit des clients au bar, on a envie de prendre place », assure le tenancier. Au Café Mode, le comptoir se fait théâtre. On y vient pour assister à une scène, à un spectacle. « Notre métier, c’est de jouer car les gens sont là pour quelque chose qu’ils ne trouveraient pas dans un restaurant par exemple. Si vous êtes derrière votre bar et que vous n’affichez pas de la bonne humeur, vous ne donnez pas envie. Nous sommes des psychologues de la restauration. »

Insatiable cuisinier

Bruno Courchinoux a plus d’une corde à son arc. S’il anime avec énergie la salle, il est également capable de manier couteaux, casseroles et fouet. Il aime souligner qu’il est cuisinier de métier. En plein service et s’il y a un coup de feu, il ne rechigne pas à passer derrière les fourneaux. « C’est un atout car certains restaurateurs qui ne savent pas cuisiner se font marcher dessus », explique-t-il. Sa parfaite connaissance des produits et de la clientèle lui a inspiré une formule singulière : plats et garnitures sont dissociés. « Celui qui veut prendre juste un poisson ou une viande est satisfait », plaide Bruno.

Ainsi, les garnitures sont facturées cinq euros et les plats entre 12 et 14 euros. Si bien que le tartare traditionnel coûte aux clients 17,50 euros avec la garniture. Un rapport qualité-prix imbattable dans cet établissement situé à quelques pas de l’avenue Montaigne. « Ce n’est pas à la clientèle de s’adapter à nous, mais l’inverse. Il faut savoir évoluer. En plus, dans les cafés, les gens demandent souvent une autre garniture que celle qui était initialement prévue avec le plat.

« Nous sommes des psychologues de la restauration. »

Ici, ils se sentent libres de faire ce qu’ils veulent. Le client mange à sa faim, je ne l’oblige pas à consommer un plat complet. Il n’y a pas de contrainte », poursuit-il. La réussite est au rendez-vous dans la mesure où il assure 120 couverts par jour pour un ticket moyen de 22 euros. Les plats traditionnels se succèdent à la carte. Escalope de volaille à la milanaise, confit de canard, entrecôte, tartine ou poisson : il y en a pour tous les goûts. Bien entendu, il est possible de siroter un verre de rouge tout en avalant un sandwich.

La fin d’une époque

« Le quartier est comme un homard en train de muer », regrette Bruno.

Au mois de juin, Europe 1 va déménager et, bientôt, l’ambassade du Canada fera de même.

Quelques immeubles se sont vidés, reléguant les habitants dans des quartiers plus accessibles, tandis que les touristes asiatiques font les beaux jours des enseignes de luxe, omniprésente avenue Montaigne et rue François-1er . Sans amertume ni regret, Bruno Courchinoux se plie à la volonté du propriétaire des murs : louer ce local à fort potentiel à une griffe connue. Le Café Mode était un peu comme le petit village gaulois qui résiste encore et toujours à l’envahisseur, à l’implacable mutation de certains quartiers parisiens.

Le 31 mars, l’établissement ne sera plus. Le patron baissera définitivement le rideau, contraint d’intégralement vider les lieux, boiseries comprises. « Je ne sais pas ce que je vais faire par la suite, lâche Bruno, d’un air songeur. Je n’ai aucune affaire en vue. J’ai fait des choses ici que je ne referai jamais ailleurs. Il s’agit d’une affaire atypique que j’ai façonnée à mon image. » Après seize ans de bons et loyaux services, une page se tourne pour l’Auvergnat et sa clientèle. Il reste encore quelques jours pour profiter du Café Mode et de cet esprit bistrot qui tend, parfois, à s’effacer.

Café Mode 24, rue François-1 75008 Paris

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