Abandon des loyers : convaincre son bailleur à défaut de pouvoir le contraindre ?

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L’épineuse question des loyers des commerces n’est pas encore réglé. Si le Tribunal Judiciaire de Paris a rendu le 20 janvier 2021 une décision encourageante en faveur de l’effacement des loyers des locataires, seule la cour de cassation aura le dernier mot. En attendant, il existe des arguments persuasifs pour convaincre votre bailleur de renoncer à un ou plusieurs mois de loyer. Carol Balivet, expert-comptable chez Steco, livre son analyse de la situation et ses conseils.

Restaurant, image d'illustration
Restaurant, image d'illustration. Crédit : Pixabay.

« Dans la politique gouvernementale du « zéro recette, zéro dépense », il est un poste de charges très lourd qui demeure difficile à effacer pour tous les commerçants et exploitants empêchés d’exercer par la crise sanitaire : celui des loyers afférents aux locaux d’exploitation. Face à l’impossibilité de s’immiscer dans les rapports juridiques de droit privé existant entre un bailleur et son locataire, les pouvoirs publics ont décidé d’agir par voie d’interdictions juridiques et, comme nous allons le voir plus loin, par voie d’incitations fiscales. Les interdictions juridiques découlent de la Loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire, complété par un décret du 31 décembre 2020. Le dispositif n’est pas nouveau. Le législateur a reconduit, pour l’essentiel, les mesures de son ordonnance du 25 mars 2020 relatives au paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels des entreprises dont l’activité est affectée par la propagation de l’épidémie de Covid-19.

Les bailleurs se voient ainsi interdits, sous certaines conditions et pendant un certain temps, de procéder à la mise en œuvre de la clause résolutoire du bail, d’appliquer des sanctions, des voies d’exécution forcée, des sûretés réelles ou personnelles (type cautionnement solidaire) contre leurs locataires. Il leur est également interdit de diligenter l’application d’intérêts, de pénalités, et de mesures financières en lien avec l’absence de paiement du loyer. Certes les locataires sont protégés, mais leurs dettes de loyers s’accumulent et certains ont dès le premier confinement entamé un bras de fer judiciaire avec leur bailleur afin de limiter le phénomène, espérant être à minima déchargés des loyers pendant les périodes de fermeture. Quid de la situation.

La cour de cassation doit trancher

Quelques décisions jurisprudentielles sont apparues, notamment les suivantes. Le Tribunal Judiciaire de Paris a rendu le 10 juillet 2020 un jugement aux termes duquel il rappelle que les mesures susvisées d’interdictions faites au bailleur n’ont pas pour effet de suspendre le paiement des loyers, qui restent dus. Bien que le Ministre de l’Economie et des Finances ait qualifié la crise sanitaire de « cas de force majeure » dans son discours du 28 février 2020, il semble ne plus faire de doute que la force majeure, dans son sens juridique et non commun, ne peut justifier l’absence de règlement du loyer. C’est en ce sens que la Cour d’Appel de Grenoble a rendu un arrêt le 5 novembre 2020. Le Tribunal Judiciaire de Paris, de son côté, a rendu le 20 janvier 2021 une décision plus encourageante, estimant que l’impossibilité juridique d’exploiter les lieux loués en raison d’une décision des pouvoirs publics survenus en cours de bail était assimilable à la perte de la chose louée, ce qui pourrait légitimer, par le jeu de l’article 1722 du Code civil, les demandes d’effacement des loyers des locataires. Néanmoins, tant que la Cour de cassation n’aura pas rendu plusieurs arrêts significatifs en la matière, aucune solution claire ne pourra être dégagée, vu que les décisions rendues jusqu’ici sont pour leur plus grande majorité des décisions de premier degré, susceptibles d’être renversées à l’occasion de procédures d’appel ou de pourvoi en cassation. Au plan juridique la situation ne deviendra claire que dans quelques mois voire quelques années. Aussi, à défaut de contraindre le bailleur à abandonner les loyers, pourquoi ne pas s’efforcer de le convaincre ?

Convaincre, maître-mot

Deux catégories de « courrier type au bailleur » circulaient pendant le premier confinement. Les demandes de suspension ou d’annulation de loyers étaient généralement justifiées soit par un appel à la responsabilité civique du bailleur face à la difficile situation du locataire en contexte de crise, soit par des raisonnements juridiques qui, invoquant pêle-mêle la force majeure, l’imprévision, l’exception d’inexécution, ou la perte de la chose louée, initiaient les procédures occupant actuellement les tribunaux dont nous avons livré quelques décisions. Ces deux approches n’ont pas été fructueuses pour de nombreuses entreprises locataires. Partant du principe « qu’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre », ne faudrait-il pas désormais envisager un modèle de courrier « du troisième type » listant au bailleur – qui les connaît souvent assez mal – les avantages fiscaux qu’il pourrait retirer de l’abandon de certains mois de loyer ? Deux avantages fiscaux existent depuis les Lois de Finances Rectificatives du printemps, et un troisième est apparu avec la Loi de Finances pour 2021.

  • En premier lieu, les bailleurs sont normalement taxés sur les loyers, même lorsqu’ils les abandonnent au profit de leurs locataires. L’Etat, en temps normal, refuse de se priver de recettes d’impôt au motif que le bailleur a décidé de faire un geste pour son locataire. Depuis la deuxième Loi de Finances Rectificative de 2020, les abandons de créances de loyers et accessoires afférents à des immeubles donnés en location à une entreprise qui n’a pas de lien de dépendance avec le bailleur, sont intégralement déductibles. La durée d’effet de cette mesure a d’ailleurs été prolongée par la Loi de Finances pour 2021.
  • En deuxième lieu, une règle fiscale élémentaire veut que lorsqu’un bailleur n’encaisse pas de loyer, il ne peut pas, au sens fiscal, déduire de charges. De la même façon, depuis le printemps 2020, le législateur accepte que le bailleur puisse continuer à déduire les charges foncières qu’il supporte sur les mois pour lesquels il a abandonné le loyer (par exemple, charges de copropriété, intérêts d’emprunt).
  • Enfin, et c’est la mesure phare actuelle qui découle de la Loi de Finances pour 2021, lorsqu’un bailleur accepte d’abandonner le loyer de novembre 2020, il peut bénéficier sans préjudice des deux avantages précédents, d’un crédit d’impôt égal à 50 % du montant des loyers abandonnés.

Bien sûr, ces mesures fiscales sont encadrées de différentes conditions. Mais les critères d’éligibilité tiennent pour l’essentiel aux caractéristiques de l’entreprise locataire qui bénéficie de l’abandon de loyers. Aussi, mieux qu’une simple demande de remise d’argent, difficile à accepter en l’état par le bailleur, votre courrier, peut s’il est bien tourné se transformer en justificatif fiscal qui viendra étayer le dossier de demande par le bailleur de ses avantages fiscaux.

Prudence toutefois, pour les exploitants qui sont également propriétaires de leur immobilier d’exploitation, directement ou indirectement, des mesures anti-abus existent, leur interdisant de bénéficier des avantages fiscaux réservés aux bailleurs si les entreprises locataires ne peuvent pas justifier de difficultés de trésorerie. Attention à ce point qui, dans quelques années, fera probablement l’objet de contrôles par l’administration fiscale. »

Carol Balivet, expert-comptable chez Steco

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