Titre restaurant : le hold up de la grande distribution
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Le gouvernement a décidé de prolonger la dérogation autorisant la grande distribution à accepter les titres restaurant. Mis devant ce fait accompli, qui détourne de leurs caisses près de 600 M€ chaque année, les restaurateurs ont obtenu la promesse de renégocier début 2025, sans tabou, tout le dispositif.
La restauration est en train de voir le titre restaurant lui échapper. Le 24 octobre, Laurence Garnier, secrétaire d’Etat à la consommation, a confirmé dans une interview au Parisien que «les titres restaurant pourraient être utilisés l’an prochain comme en 2024… C’est-à-dire dans la grande distribution ». Elle a justifié cette décision en rappelant que «96% des Français attachés à la prolongation de la dérogation ». Cela faisait deux ans que cette perspective menace les restaurateurs. En octobre 2022, Bruno Le Maire, alors ministre des Finances, avait porté le plafond journalier des titres-restaurant de 19 à 25 €, tout en étendant leur utilisation à l’alimentation non prête à l’emploi achetée dans les grandes surfaces. En période post-covid, cette mesure reconduite d’année en année apparaissait comme un outil de relance provisoire susceptible d’amortir le choc de l’inflation. Mais les propos de la ministre laissent craindre que désormais cette dérogation se transforme en acquis permanent.
Thierry Marx, président de l’Umih, était déjà monté au créneau le 1er octobre sur RMC pour dénoncer comme «un scandale » cette possible extension en rappelant que «les titres restaurant avaient été créés pour les restaurants » et que ce détournement vers la grande distribution privait les restaurateurs d’une manne annuelle estimée à 576 M€ (voir encadré). Le hold up de la grande distribution sur le titre restaurant est encore plus juteux, puisqu’on estime que ce secteur a ainsi récupéré près 850 M€ de CA annuel, non seulement au détriment de la restauration, mais aussi des assimilés (métiers de bouche habilités à la collecte), qui ont également vu leur part de marché baisser.
L’histoire du titre restaurant
Rappelons que c’est Jacques Borel qui a initié le titre restaurant, en créant en 1962 Ticket restaurant (aujourd’hui Edenred). Cinq ans plus tard, l’homme d’affaires convainc l’Etat d’accorder par ordonnance un avantage social à ce titre en l’exonérant de cotisations sociales et fiscales. Au départ, ce moyen de paiement était distribué par les entreprises dépourvues de cantines, à leurs employés. La consommation des titres restaurant était alors totalement fléchée vers la restauration commerciale. «Mais au fil des années, cette utilisation a été dévoyée et étendue d’abord aux boulangers et traiteurs dans les années 1990, à l’achat de fruits et légumes en 2013 et enfin la grande distribution, en 2022 », tempête Romain Vidal.
Observateur privilégié, le patron du Sully (Paris 4e), connaît bien la question. Il est l’un des cinq membres de la CNTR (Commission Nationale des Titres Restaurants) où il représente le commerce. Au GHR, c’est lui qui accompagne la présidente, Catherine Quérard, dans les négociations sur cette question. Les deux responsables syndicaux ont ainsi pu avoir récemment un premier échange avec la ministre Laurence Garnier. «Elle s’est montrée très à l’écoute sur tous les sujets, confie Romain Vidal. Mais en ce qui concerne le titre restaurant, il n’y a pas d’autre solution à court terme. Il est impossible de revenir sur une mesure très appréciée des salariés qui bénéficient des titres-restaurant, alors que le pouvoir d’achat des français est en berne. Aucun politique ne prendra le risque… C’est pourquoi nous proposons d’instaurer un plafond journalier de paiement à 15 € en grande surface et un autre 25 € dans les restaurants ». Ce dispositif pourrait permettre de limiter le rythme d’absorption de titres par les grandes surfaces.
Cette proposition est aussi défendue par l’Umih. Après les mots très durs de Thierry Marx à l’encontre de cette dérogation, Franck Chaumès, président de la branche restauration, fait preuve de pragmatisme et parle désormais de limiter les dégâts : «Je suis sportif et c’est la première fois que j’arrive sur le terrain en me disant que c’est perdu d’avance. C’est le lobbying de la grande distribution qui a gagné. Je trouve honteux que nous soyons pénalisés pour régler une problématique du pouvoir d’achat. Le gouvernement tente de régler un problème social en en créant un nouveau. Je rappelle que 8 300 CHR ont été contraints de fermer leurs portes cette année. »
Selon Romain Vidal, la proposition du double plafond a été accueillie favorablement par la ministre. Mais elle ne concernera pas 2025, puisque fin 2024, Laurence Garnier n’aura que la possibilité de faire voter la reconduction de la dérogation. «En revanche, elle est prête à nous réunir début 2025 pour entamer une discussion globale autour de la refonte du titre restaurant où le sujet sera abordé sans tabou, assure Romain Vidal, y compris en ce qui concerne les commissions des émetteurs. » À la lumière de ce futur débat, le nom titre restaurant pourrait changer comme l’a confirmé Laurence Garnier. Avant elle, Bruno Le Maire avait déjà évoqué cette éventualité.
Une perte fiscale
Pour défendre leurs positions, les restaurateurs ne manquent pas d’arguments à fournir. À commencer par les 40 M€ qui ne rentrent pas dans les caisses de l’Etat chaque année, en raison du différentiel qui existe entre les taux de TVA imposés en grande distribution et en restauration. «Bien sûr, cette mesure est populaire, mais c’est un peu comme si on proposait un chèque énergie gratuit, les Français seraient tous favorables. Mais personne n’analyse ce que cela signifie », observe Franck Chaumès. En effet, selon Romain Vidal, le système repose sur un équilibre fragile qui peut être détruit à tout instant : « Le titre n’appartient pas au salarié. Il ne paie en moyenne que 45 % de la valeur faciale. Le reste est à la charge de l’employeur. Les 10 milliards d’euros que représente le titre sont viables parce que nous les portons avec une TVA de 10%, mais aussi avec de nombreux emplois dont les charges alimentent les caisses de l’Etat ». Le GHR fait observer que la conjonction du télétravail et de l’éparpillement du titre restaurant ont conduit nombre d’établissements à fermer le midi. «Veut-on aller vers des centres-villes sans restaurants ni commerce? », interroge Romain Vidal. Le jeune responsable syndical insiste aussi sur l’urgence de «sacraliser la pause déjeuner » pour éviter que les salariés soient condamnés à ingurgiter de la malbouffe devant leurs écrans. Les syndicats semblent aujourd’hui vouloir aller vite sur le dossier et imposer rapidement le double plafond journalier, qui leur apparaît comme un moindre mal. Ainsi, Romain Vidal regrette-t-il que tout le travail de discussion réalisé avec Olivia Grégoire doive repartir de zéro avec Laurence Garnier. Une chute de ce nouveau gouvernement, voire une nouvelle dissolution, pourrait encore anéantir tout espoir d’amélioration. Dès lors, la dérogation exceptionnelle pourrait s’installer dans les habitudes et permettre à la grande distribution de se tailler une part de marché léonine dans la captation du titre restaurant.