Drogues et alcool en restauration : une pratique courante

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Tenir le rythme, être plus productif ou au contraire trouver le sommeil après un long service. Dans le secteur de la restauration, nombreuses sont les incitations à consommer de la drogue et de l’alcool. Entre les patrons qui encouragent cette pratique et ceux qui font de la répression, les situations sont diverses. Témoignages et explications.

« On a tapé pas mal de coke, surtout pour le fun mais ça nous permettait de tenir le rythme comme on ne dormait pas beaucoup, confie Ben, qui travaille actuellement en tant que serveur. On faisait la coupure donc on arrivait à 9 heures le matin et on repartait à une heure le soir. » Ce jeune homme a longtemps travaillé en restauration, aussi bien dans des hôtels de luxe que dans des petites brasseries, des restaurants de chaîne ou des paillotes de plage, au service comme en cuisine. Toutes ses expériences ont eu un point commun : la cocaïne. « Dans chaque établissement, au moins un de mes collègues en consommait » , assure-t-il.

Dans une étude publiée par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) en 2012 sur la base de l’autodéclaration anonyme, 26,9 % des personnes interrogées employées dans le secteur reconnaissent une consommation importante d’alcool. De plus, l’usage quotidien du tabac avec 44,7 % de consommateurs et du cannabis avec 12,9 %, dépasse nettement la moyenne nationale qui est de 33,5 % pour le tabac et 6,9 % pour le cannabis. Ils sont également 9,2 % à avoir déjà consommé de la cocaïne et 7,9 % des amphétamines.

Un secteur consommateur

L’hôtellerie-restauration est le troisième secteur le plus consommateur d’alcool avec 26,9 % salariés. C’est celui de la construction qui arrive en tête avec 32,7 % des salariés rapportant une consommation ponctuelle importante – 6 verres ou plus, au moins une fois par mois – devant l’agriculture et la pêche avec 30,7 % de consommateurs. À titre de comparaison, le taux de consommation pour l’ensemble des actifs s’établit à 19,2 %. Concernant le tabac, l’hôtellerie-restauration et la construction sont une nouvelle fois en tête avec respectivement 44,7 % et 43,8 % de consommateurs quotidiens.

Pour les fumeurs de cannabis, l’hôtellerie-restauration arrive en deuxième position avec 12,9 % de consommateurs sur l’année, devant les arts et spectacles (16,6 %) et derrière la construction (13 %). Sur l’ensemble des actifs, on recense 6,9 % de fumeurs de cannabis. Quant à la cocaïne, 9,2 % des employés de l’hôtellerie-restauration en ont consommé au moins une fois, contre 9,8 % pour le secteur des arts et spectacles, 6,9 % dans l’information-communication, 5,6 % dans la construction, et 3,8 % de l’ensemble des actifs. Pour l’ecstasy, 3,3 % des actifs rapportent en avoir consommé dans leur vie, un taux qui grimpe à 7,9 % dans l’hôtellerie-restauration et 7,3 % dans les arts et spectacles. L’étude montre par ailleurs que 36,3 % des fumeurs réguliers, ainsi que 13,2 % des consommateurs de cannabis et 9,3 % des consommateurs d’alcool déclarent avoir augmenté leur usage en raison de problèmes liés à leur travail.

En Grande-Bretagne, le chef médiatique Gordon Ramsay a tenté de briser l’omerta sur ces pratiques qui touchent toute l’industrie de la restauration, avec son documentaire Gordon Ramsay on cocaine sorti en 2017. Il y dénonce l’usage trop commun de cette substance en cuisine. Pour cause, son second, David Dempsey, est mort en 2003 d’une overdose de cocaïne. Dans le cadre de son documentaire, le chef a notamment analysé les toilettes de ses 31 établissements et 30 étaient positives à la cocaïne.

[On nous] proposait souvent [de la drogue] (…) Deux ou trois fois dans l’été, on a accepté en fin de service au moment de ranger.
Nina, saisonnière en restauration à La Rochelle (17)

Faire face aux conditions de travail

Nina, saisonnière en restauration à La Rochelle (17) dans un petit établissement de quatre personnes, et en extra à Paris de temps en temps, a elle aussi consommé de la cocaïne occasionnellement. « J’en prends très peu, même si ma consommation a légèrement augmenté ces derniers temps, concède-t-elle. C’était toujours à l’initiative d’une collègue qui nous en proposait souvent mais, avec mes collègues, on refusait la plupart du temps. Deux ou trois fois dans l’été, on a accepté en fin de service au moment de ranger. » Une règle tacite était fixée, celle de ne jamais consommer d’alcool ou de drogue devant les clients. « Le patron n’était pas du tout au courant car il n’était jamais là. Cette collègue, en revanche, consommait du matin au soir, elle ne pouvait pas travailler sans et ça se voyait » , souligne-t-elle. De son côté, Gérard Cagna, le fondateur de la Maison Cagna-Relais Sainte-Jeanne à Cormeilles en Vexin (95) pour lequel il a obtenu deux étoiles, a observé dans les années 1980 l’arrivée des drogues dans son milieu. « La course aux étoiles avec la pression qui va avec, la starisation des chefs, il fallait être le meilleur », explique-t-il. Le chef compare la cocaïne pour un cuisinier au dopage chez un athlète. Et Gérard Cagna sait de quoi il parle puisque avant d’être chef, il s’est engagé dans une carrière de sportif en athlétisme et a notamment couru le marathon de New York. S’il fait le parallèle, ce n’est pas pour autant qu’il le tolère. Il a d’ailleurs rédigé un manifeste engagé contre les violences en cuisine « Touche pas à mon commis ». « Je le dis depuis vingt ans, la plus grosse faille de notre métier est la coupure liée aux deux services, assène-t-il. Les grosses maisons peuvent diviser leurs équipes pour ne faire qu’un service mais les petits restaurants sont obligés de faire les deux. » Gérard Cagna aimerait mener une réflexion sur l’aménagement des horaires dans la restauration. « D’autant qu’avec la crise sanitaire, les gens ont pris conscience de ce que c’était que d’avoir une vie en dehors du travail, souligne-t-il. Ils ne veulent plus des conditions actuelles de travail en restauration. » En effet, ils seraient plus de 125 000 du secteur CHR à ne pas avoir repris le chemin d’un restaurant depuis la réouverture, selon le Groupement national des indépendants de l’hôtellerie-restauration.

Est-ce que vous fumez des cigarettes, buvez de l’alcool ou consommez des stupéfiants ?
Question posée à chaque entretien d’embauche par la gérante d’un restaurant, à Anglet (64)

Recours pour l’employeur

Si le code du travail ne prévoit aucune disposition relative à la consommation de drogue par un salarié, l’entreprise doit adopter une démarche préventive d’information et de sensibilisation. La jurisprudence reste assez sévère et l’employeur peut prononcer une sanction disciplinaire allant jusqu’au licenciement. Pour prouver une consommation, il peut recourir à des tests salivaires, qui existent déjà pour les professions à risques, mais cela doit être prévu préalablement dans le contrat de travail et le salarié doit donner son accord. Il doit également pouvoir contester les résultats du dépistage et demander une contre-expertise. L’employeur peut aussi avoir recours à la médecine du travail pour vérifier l’aptitude de son salarié à occuper son poste.

Devant le peu de dispositifs adaptés face à cette pratique pourtant courante, certains patrons prennent leurs précautions. Ainsi, la gérante d’un restaurant à Anglet au Pays basque (64) s’assure à chaque entretien d’embauche que les futurs employés ne sont pas amateurs ou dépendants de drogues. Elle pose systématiquement la question aux candidats : « Est-ce que vous fumez des cigarettes, buvez de l’alcool ou consommez des stupéfiants ? » La directrice de l’établissement demande aussi pour le tabac – bien que ce ne soit pas un motif de refus de candidature – car elle a remarqué que les employés fumeurs étaient davantage stressés s’ils n’avaient pas le temps de prendre leur « pause clope ». Tandis qu’un bar-restaurant de Saint-Jean-de-Luz (64) a choisi de rester assez laxiste sur la question. Le patron fait comprendre à ses futurs employés que c’est toléré dans son établissement estival mais qu’il ne faut pas en abuser, notamment devant les clients, car il a déjà eu des soucis avec des salariés addicts.

Incitation à la consommation

Toutefois, si certains gérants restent plus ou moins tolérants sur ce phénomène, d’autres iront jusqu’à inciter leurs employés à consommer pour les rendre plus productifs. « L’une des personnes que j’ai interrogée m’a raconté que lorsqu’il était en stage dans la restauration à Bordeaux à 16 ans, le patron lui a demandé de le suivre aux toilettes pendant son service et il lui avait préparé une trace de cocaïne », témoigne Sarah Perrin, doctorante en sociologie à l’université de Bordeaux, spécialiste sur les drogues et les déviances.

La future sociologue étudie la consommation de drogues des personnes dites « insérées » dans la société. Elle définit l’insertion sociale par trois critères : avoir un travail ou suivre des études, avoir un logement stable et pas de difficultés financières majeures. En plus des infirmiers, ingénieurs, agents d’assurance, étudiants, instituteurs, responsables politiques, certains restaurateurs ont avoué consommer des drogues. Parmi les quelques employés de restauration de son échantillon de 60 personnes, les serveurs semblent consommer davantage que les cuisiniers, pour faire face à un rush momentané ou après la fermeture de l’établissement au public. « Généralement, ils consommaient du cannabis à la coupure pour pouvoir se détendre ou faire la sieste, et le soir à cause de grosses difficultés pour dormir après un service difficile, explique-t-elle. Certains ne résistaient pas au stress donc ils avaient plutôt tendance à fumer du cannabis et d’autres avaient besoin de stimulant et se tournaient surtout vers la coke. Certains m’ont confié aussi avoir un sentiment de frustration de travailler le week-end lorsque les gens font la fête. Boire un verre de vin, prendre de la cocaïne ou fumer un joint leur permet d’être dans un léger état d’euphorie, même si la plupart consomment surtout après le service. »

Selon Sarah Perrin, plusieurs facteurs jouent sur le fait que la restauration soit plus touchée qu’un autre secteur, notamment le stress, la rapidité, la gestion de la fatigue et les horaires en décalé. « Quand le travail est collectif, on remarque que la sociabilité est nécessaire pour le travail, l’alcool, le cannabis, la cocaïne aident à créer une bonne ambiance, à consolider le groupe et à renforcer les liens entre les salariés lors de soirées », a expliqué la sociologue Marie Rosaire Ngo Nguene, dans la revue Psychotropes en 2015. Zoé Dubus, doctorante en histoire et historienne de la médecine qui a travaillé sur le sujet des drogues, soulève le fait que l’intention derrière une consommation est primordiale. « Pourquoi on a toujours tendance à parler de dangers quand il s’agit de drogues alors que parfois, il s’agit d’une consommation légère et maîtrisée d’une personne pleinement insérée dans la société à qui ça ne pose aucun problème, note-t-elle. Parfois des médicaments beaucoup moins controversés vont être prescrits alors qu’ils peuvent être encore plus puissants. Boire huit cafés ou thés par jour peut être plus nocif qu’une trace de coke. » Selon elle, l’usage de drogues n’est pas systématiquement problématique. Le danger va dépendre de l’intention que la personne va mettre derrière sa consommation.

« Là où ça peut devenir dangereux, c’est si elle se dit “je ne peux pas travailler sans” », avance Zoé Dubus. L’historienne indique que la consommation de drogue dans le cadre du travail est apparue au début du XIXe siècle, avec l’arrivée du capitalisme, des horaires de travail mais aussi des montres et des réveils. Dans un contexte de labeur, deux types de drogues sont majoritaires, « les stimulants lors de rythmes soutenus et les calmants pour décompresser après le travail, parfois même une combinaison des deux. Ça pourrait être intéressant de se questionner sur pourquoi la société en a besoin. »

Là où ça peut devenir dangereux, c’est si [l’employé] se dit “je ne peux pas travailler sans"
Zoé Dubus, doctorante en histoire et historienne de la médecine

L’arbre qui cache la forêt

Éducatrice spécialisée au Comité d’étude et d’information sur la drogue (CEID) de Bordeaux, Laurence Duprat accueille et accompagne chaque jour des personnes dépendantes. Pour elle, une personne dépendante va perdre le contrôle sur sa consommation, que ce soit du tabac, de l’alcool, du cannabis ou de l’héroïne. « Quelqu’un qui consomme tous les jours n’est pas forcément addict, quel que soit le produit, il peut y avoir un usage simple, à risque ou de dépendance », soulève-t-elle néanmoins. L’addiction va dépendre de trois facteurs : le sujet, le produit et le contexte (sociétal, vie de la personne, fréquentations, etc.). « Parmi les facteurs de stress qui vont pousser à la consommation voire à l’addiction, il y a aussi le travail, ajoute-t-elle La société n’a jamais été aussi dépendante qu’au-jourd’hui. Typiquement dans la restauration, il y a beaucoup de stress avec le coup de feu. C’est un métier où tu cours partout, les horaires impliquent un rythme différent, difficile à trouver. Il faut réussir à gérer son sommeil. » Quand une personne lambda a besoin de trois à quatre heures pour redescendre de sa journée avant d’aller dormir, les employés de la restauration doivent dormir directement pour enchaîner le lendemain matin à 9 h.

Selon Laurence Duprat, ce rythme difficile et décalé va provoquer une consommation beaucoup plus fréquente, notamment sur le lieu de travail. En effet, l’accoutumance ou la tolérance, c’est quand la quantité initiale ne fait plus d’effets et qu’il faut augmenter la dose.

« C’est comme la première fois où on tire sur une cigarette ou que l’on boit le premier verre d’alcool, ça nous tourne la tête, puis petit à petit, on a besoin de plus en plus de quantités pour obtenir ce même effet », détaille Laurence Duprat. L’éducatrice indique que les différences individuelles jouent beaucoup sur le rapport aux drogues. « D’une personne à une autre pour la même consommation, ça ne va pas du tout avoir les mêmes effets. La cocaïne, on dit que c’est l’homme augmenté. Si quelqu’un pense qu’il n’est pas compétent ou qu’il manque de confiance, il va puiser des ressources à l’extérieur », assure-telle. Laurence Duprat se souvient toujours d’un des premiers adolescents qu’elle a accompagnés : « Il ne pouvait pas aller en cours mais il ne pouvait pas non plus sécher pour ne pas trahir ses parents. Il allait à l’école défoncé tous les jours. Mais, souvent, la drogue, c’est l’arbre qui cache la forêt. Le problème ce n’était pas le cannabis, c’était sa phobie scolaire. »

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