Faire évoluer le concept de la brasserie

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Les décors de brasseries évoluent selon les modes et les tendances. Nous avons demandé à deux spécialistes d’évoquer leur manière de définir plus qu’un décor : une ambiance.

Depuis ses débuts en 1968, Pierre Canot a réalisé près de 600 décors de brasserie en Île-de-France. Son carnet de commandes est toujours plein et il poursuit son œuvre avec une régularité de métronome. Il est l’architecte des brasseries de Gérard Joulie ou de Denis Turière. Il vient de s’engager pour la rénovation du Sip Babylone et la création du Village Madeleine. C’est aussi lui qui a signé le Little Italy et The Brooklyn Pizzeria, les deux derniers restaurants italiens de Garry Dorr. À la manière d’un caméléon, ce Corrézien d’origine sait s’adapter aux évolutions de tendances, aux quartiers, et aux exigences de ses commanditaires Il ne faut surtout pas changer le décor des institutions de la brasserie. C’est l’essence même de leur charme et de leur succès. « Je viens de participer à la rénovation de Chez André, rue Marbeuf, où nous avons maintenu le décor à l’identique. Pour les autres établissements il faut s’adapter en permanence à l’air du temps. J’ai pour principe de suivre la mode en général, pour observer l’évolution des coloris et des tendances. En ce moment, le bleu canard est au goût du jour. On assiste au retour en force du papier peint. Les décors sont aujourd’hui plus contemporains, mais conservent des bases classiques. J’estime d’ailleurs qu’il faut se méfier des partis pris résolument modernes. Nous écoutons avant tout les volontés de notre client qui a souvent une idée précise du type d’établissement qu’il souhaite créer. Nous sommes aussi là pour lui éviter de commettre des erreurs. La première partie de notre travail ne se voit pas. Nous créons des zones, des volumes, de l’espace. Nous étudions les flux du personnel et de la clientèle afin de les optimiser. Nous travaillons sur l’ambiance, les éclairages, les matériaux employés. C’est là que nous sommes à l’écoute des tendances, mais sans exagération. Il faut que l’établissement reste attractif une fois la tendance oubliée.

Pierre Canot

Actuellement, on observe une nette montée en gamme des brasseries. Les patrons ne recherchent plus à proposer le maximum de places assises dans une surface donnée. Ils préfèrent offrir plus de confort à la clientèle. C’est très manifeste. Dans une de mes dernières rénovations, le Sip Babylone, la brasserie voisine de l’hôtel Lutetia récemment restauré, on retrouve ces tons bleu canard que j’évoquais précédemment, mais aussi des lustres de Tom Dixon. Pour la famille Courtois et Thomas Daudoin, c’est une manière de mettre l’établissement en harmonie avec l’environnement du quartier. Cette notion du quartier est importante. Je réalise actuellement la création d’une brasserie à La Courneuve, sur 300 m2, avec un comptoir de 11 mètres de longueur. Il est hors de question de poser du velours sur les banquettes et de rechercher un décor trop sophistiqué. Au contraire, nous optons pour des matériaux résistants et pour des chaises et des tables dans un pur style bistrot ainsi que des lustres classiques à boules rondes. Il faut toujours s’adapter au quartier et trouver les codes qui correspondent à la clientèle. »

Saperlipopette, à Puteaux, une création d’Hervé Porte

Bien connu dans la région de Clermont-Ferrand où est basée son agence principale, Hervé Porte, 57 ans, est également présent à Paris où il possède des bureaux rue de Douai. Il se présente comme l’architecte des cinq sens. Dans le Massif central, on lui doit le restaurant Camillou, de la famille Attrazic, à Aumont-Aubrac. Plus récemment, au nord de Clermont, il a réalisé le décor d’Orso et des Mécaniciens, un mégarestaurant associant les univers de la pizzeria et de la brasserie. Depuis quelques années, il s’est fait connaître dans la banlieue ouest de Paris en signant Saperlipopette et plusieurs restaurants d’Hakim Gaouaoui, Macaille (Suresnes), Là Haut (Suresnes), L’Escargot (Puteaux) et le Bistrot de Paris (Colombes). Il a travaillé pour le groupe Olivier Bertrand en réalisant Volfoni à Cormeilles-en-Parisis.

Hervé Porte

« Je crois qu’aujourd’hui une création de brasserie ne doit pas se limiter à la simple considération de l’aspect visuel du décor. Il faut plutôt parler d’ambiance. Le client est venu passer une bonne soirée et, par sa perception de l’instant, son analyse s’effectue par le biais de ses cinq sens. C’est la raison pour laquelle mon agence s’attache à prolonger l’expérience client aux cinq sens. Au départ, les architectes d’intérieur sont assujettis à des courants de modes, comme l’esprit new-yorkais aujourd’hui incontournable. Je mise une grande neutralité, des teintes foncées et des tableaux très présents. Je travaille beaucoup sur l’éclairage pour créer des zones dans un volume donné. J’éclaire la salle, pas le plafond ou le sol. Éventuellement je mets en valeur un objet. Je crée un foyer où l’on a envie de se retrouver. À Aumont-Aubrac, j’ai même conçu un restaurant, Chez Camillou, où chaque table dispose d’un éclairage réglable. À chaque décor, on part d’une sculpture de l’espace et on crée une histoire, en quelque sorte le costume que mon client veut montrer à son client. Une fois l’aspect visuel traité, ma réflexion passe à l’acoustique. C’est très important. Un bon dîner où on ne s’entend pas peut être gâché. Il faut faire en sorte de ne pas fatiguer le convive, en mettant en place des matériaux qui absorbent. Je complète ce travail en proposant à mes clients de leur concevoir des playlists de musique d’ambiance adaptées. Je m’efforce d’y intégrer des morceaux accessibles de tous les styles et de toutes les époques. En principe, n’importe quel convive va entendre durant la soirée un morceau qui lui suggérera un souvenir. Générer une émotion positive, même courte, c’est un point de marqué. Le sens du toucher est traité avec des matériaux agréables, rassurants. Je veille rigoureusement au confort de l’assise, c’est capital. Pour le goût, je m’en remets totalement au cuisinier, mais il est souhaitable de proposer des atmosphères olfactives étudiées. C’est périlleux, car ces fragrances diffusées dans le restaurant ne doivent en aucun cas être en confrontation avec les odeurs des plats. J’ai ainsi repéré un certain nombre d’odeurs agréables qui n’étaient pas gênantes dans un restaurant : les tonalités poivrées, des essences de vins, de pain légèrement brûlé ou de vieux cuir. »

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