La femme est l’avenir de la cuisine

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Généralement très impliquées dans la cuisine familiale quotidienne, les femmes sont curieusement peu présentes dans les cuisines professionnelles où le machisme ambiant reste tenace. Mais l’évolution des mentalités, le progrès technologique et des considérations évidentes de management pourraient changer la donne.

En cette veille de la journée de la femme, le secteur de la restauration doit faire amende honorable. Il n’a jamais laissé beaucoup de place au personnel féminin. Durant très longtemps, les grandes brigades de cuisine étaient exclusivement réservées aux hommes. On aurait été plus surpris d’y croiser une femme que dans un monastère. Avant les années quatre-vingt, on ne découvre que des noms masculins au panthéon des grands cuisiniers. Les noms des femmes qui se sont hissées dans ce cénacle se comptent sur les doigts de la main et se résument presque uniquement aux fameuses mères lyonnaises dont la mère Fillioux, une Auvergnate de Lyon, créatrice de la célèbre poularde en demi-deuil ou son élève, la mère Brazier qui accomplit le tour de force de décrocher deux fois trois étoiles dans le guide Michelin de 1933 (l’une à Lyon et l’autre dans son restaurant estival du col de la Luère, à Pollionnay). Citons également Marie Bourgeois qui, également en 1933, obtint trois étoiles dans son restaurant de Priay (Ain). Marguerite Bise s’est également illustrée à ce niveau à Talloires, en 1951. Il faut aussi mentionner la dernière des mères lyonnaises, l’immense Paulette Castaing. Elle est décédée en 2014 à l’âge de 104 ans. Elle a détenu deux étoiles Michelin dans son restaurant le Beau Rivage à Condrieu de 1964 à 1988.

Des mères lyonnaises à Anne-Sophie Pic

Ces mères pratiquaient une cuisine bourgeoise, en marge des canons d’Auguste Escoffier, qui au début du XXe siècle a codifié la cuisine gastronomique. Elles exploitaient le plus souvent des auberges familiales et pendant longtemps, de nombreuses femmes ont tenu dans l’anonymat les fourneaux des auberges qui maillaient le territoire Français. Rappelons que les mères de trois célèbres chefs actuels : Régis Marcon, Michel Bras et Georges Blanc ont précédé leurs fils à la tête des cuisines de leurs établissements. Mais après 1968, date à laquelle Eugénie Brazier a transmis son restaurant à son fils, il a ensuite fallu attendre 2007 pour voir une nouvelle femme, Anne Sophie Pic, à Valence, s’illustrer au firmament de la gastronomie française dans un restaurant résolument contemporain. La chef de Valence reste une exception en France. Ces dernières années, quelques femmes sont parvenues à décrocher leur deuxième étoile Michelin, à l’instar de Ghislaine Arabian, à Lille, puis à Paris, ou d’Hélène Darroze, à Paris, de 2003 à 2010. Il ne faudrait pas pour autant accuser le célèbre guide rouge de misogynie. On l’a vu ainsi au mois de janvier promouvoir à deux étoiles Stéphanie Le Quellec à l’hôtel Prince de Galles à Paris. Quelques semaines plus tard on apprenait que l’hôtel fermait le restaurant. On se souvient aussi que le Pavillon Ledoyen avait congédié en 1998 Ghislaine Arabian sans ménagement alors qu’elle était pourtant auréolée de deux étoiles Michelin. Ces anecdotes sont symptomatiques du peu de crédit que la profession accorde aux femmes. 

La féminisation de la restauration à la traîne

Pourtant ces dernières sont bien présentes dans les CHR. Un document de pôle emploi publié fin 2017 estimait que les femmes représentaient 46,9 % des emplois salariés dans l’hébergement et la restauration. C’est un peu moins que le taux de l’emploi général des salariés non agricoles (48,6 %), mais la proportion reste appréciable. Si l’on observe ce chiffre dans le détail, on s’aperçoit même que la l’hôtellerie est très féminisée avec un taux de 53,6 % d’emplois occupés par des femmes. Mais dans la restauration, le taux chute à 44,8 % et dans le secteur de la restauration traditionnelle, il dégringole à 40,4 %. Ce dernier chiffre traduit le manque de féminisation du personnel de cuisine. Car en salle, les femmes sont encore assez présentes même si on peut déplorer qu’elles occupent rarement des postes à responsabilité. Marie Sauce-Bourreau, très consciente de ces problèmes, a créé en 2010 la Cuillère d’or, un concours de cuisine exclusivement féminin. La finale nationale se déroulera le 15 avril prochain à l’école Ferrandi, à Paris. Cette femme a eu un parcours singulier. Après des débuts dans l’audiovisuel (Fun Radio, M6 et 13e rue), elle est embauchée par Dominique Farrugia en tant que directrice marketing de Cuisine TV. Elle reste six ans en poste avant de créer une agence de communication. Elle s’implique de plus en plus dans le métier jusqu’à devenir en 2014 présidente de la Chaîne des rôtisseurs (25 000 membres dans le monde), puis présidente des Toques françaises en 2015. Sous sa gouverne, cette dernière association est passée de 40 à 400 membres parmi lesquels on remarque des noms comme Guillaume Gomez ou Eric Briffard. Elle devrait être réélue à ce poste en mai prochain. Cette femme énergique est parvenue à se faire admettre dans un univers de chefs, très masculin. Elle reconnaît avoir dû parfois batailler car elle cumulait un double handicap: ne pas être cuisinière de formation et être une femme: « C’est un monde encore très misogyne et je dirais que le fait d’être une femme a constitué le plus gros problème pour m’imposer. Il faut songer qu’avant 1980, les femmes n’étaient pas admises à passer le CAP de cuisine. Le matériel n’était pas adapté. On utilisait des rondeaux difficiles à transporter pour une femme. Aujourd’hui encore beaucoup d’établissements ne possèdent pas de vestiaire spécifique ».

Un choix de vie


Rappelons qu’il a fallu attendre 2007 pour voir une femme, Andrée Rozier devenir MOF cuisine. Elles ne sont aujourd’hui que deux depuis le couronnement de Virginie Basselot, en 2015, à arborer le fameux col tricolore. Inversement, dès le second Bocuse d’or en 1989, une femme, Léa Linster, s’était imposée à la surprise générale grâce à sa volonté farouche et sa personnalité hors norme. Mais depuis, aucune de ses consœurs ne lui a succédé au palmarès ou n’a même décroché l’argent ou le bronze. « Paul Bocuse m’avait confié qu’il aurait beaucoup aimé voir une femme monter à nouveau sur le podium » assure Marie Sauce Bourreau. « Contrairement à ce qu’on croit, c’était un cuisinier très ouvert à la féminisation du métier. » La présidente des Toques françaises assure que la situation évolue positivement et conseille de visionner le documentaire de Vérane Fédrani, A la recherche des femmes chefs, sorti en 2016, où la réalisatrice va à la rencontre de près de 500 cuisinières. On y voit une nouvelle génération de passionnées, parmi laquelle se révéleront sans doute de grands noms. Marie Sauce-Bourreau est convaincue que la route des cuisines est désormais ouverte pour les femmes: « Aujourd’hui, le matériel est adapté et toutes les tâches sont à la portée des femmes ». Pourtant elle estime que ce métier restera difficile à concilier avec une vie personnelle. « Ce sera toujours problématique d’élever des enfants en assumant un rôle de chef. Ce métier, c’est une passion et un choix de vie. » La créatrice de la Cuillère d’or suit attentivement la carrière de ses anciennes lauréates. La première d’entre elles, Ilona Rutgers a créé le restaurant Tomate du jardin à Daumazan-sur-Arize (Ariège) et à l’avenir, on peut attendre de nouvelles success stories chez celles qui ont été galvanisées par une victoire en concours. Ce déclic permet à certaines de réaliser qu’elles peuvent croire à leurs rêves et ne pas toujours subir le diktat d’un chef homme. Marie Sauce cite ainsi le cas d’une jeune apprentie empêchée de participer au concours par son chef sous un prétexte fallacieux. Les barrières mentales sont toujours les plus difficiles à lever, mais il est nécessaire de les abolir. Dans un métier qui peine de plus en plus à recruter, pourquoi continuer à se priver de la bonne volonté d’une moitié de l’humanité ?

Anne-Sophie Pic, lors d’une précédente édition du concours de la Cuillère d’or.

Sorti en 2016, le documentaire A la recherche des femmes chefs explore le monde des cuisines au féminin.

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