La remise en question des brasseries

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Concurrencées par la restauration rapide mais aussi par des prestations plus haut de gamme, les brasseries peinent à maintenir leurs parts de marché dans le contexte inflationniste. Toutefois, la gestion de l’activité limonade constitue toujours un atout, qui adroitement utilisé peut leur permettre de sortir de l’ornière.

Brasserie Cardinal
Le Cardinal a subi une rénovation complète. Crédit : L’Auvergnat de Paris / Au cœur du CHR.

Durant la dernière décennie, les exploitants de brasseries parisiennes se sont interrogés sur l’avenir du modèle. Le concept qui a fait la renommée des Auvergnats de Paris résiste pourtant bien, même s’il a dû s’adapter. Lorsqu’on évoque la brasserie parisienne, on songe immédiatement à ces grandes salles chargées d’histoire qui ont vu le jour à partir de la moitié du XIXe siècle sur les grands tronçons. Elles ont traversé le temps, conservant intact leur décor Belle Époque ou Arts déco. En outre, une cinquantaine d’établissements de la capitale – à l’instar de la Coupole (14e), du Mollard (8e) ou du Wepler (18e) – maintiennent avec succès la tradition du genre. Pour autant, certaines de ces grandes adresses parisiennes ont dû se remettre en question.

On peut ainsi remarquer que Chez Jenny (3e), Montparnasse 1900 (6e) ou Julien (10e) sont devenus des bouillons. Certes, le décor a été préservé, mais le ticket moyen a été divisé par deux ou par trois. Ces établissements se situent dans des quartiers populaires, moins touristiques. Ils s’adaptent donc à une clientèle plus proche et surtout plus jeune. C’est aussi le problème de nombre de brasseries parisiennes, moins connues, mais qui participent largement au maillage de la restauration traditionnelle de la capitale.

La visibilité

« C’est un concept qui n’a pas un avenir radieux, commente Bernard Boutboul, président du Gira Conseil. Cette proposition très généraliste occupe une position intermédiaire très critique. La brasserie est prise en étau entre la restauration rapide qui monte en gamme, souvent conseillée par de grands chefs, et la bistronomie qui se développe. » Pour ce spécialiste, la restauration indépendante, historiquement installée sur ce créneau, voit ses parts de marché réduites et estime que cette zone intermédiaire critique, avec un ticket moyen de 18 à 30€, est attaquée de toutes parts : « Même les grandes brasseries parisiennes perdent du volume parce qu’elles pratiquent des tarifs trop proches de ceux de la restauration gastronomique. »

Pourtant, certains croient toujours aux performances des brasseries. Pascal Ranger, qui lance en moyenne deux établissements de ce type par an, a ainsi racheté l’année passée deux brasseries du portefeuille de Denis Turière, dont le Cardinal (Paris 2e) qu’il vient d’ouvrir à la rentrée avec une rénovation complète. Il s’est employé à créer un escalier hélicoïdal pour gagner de l’espace. Dans le même esprit, il a déplacé le comptoir dans le fond de la salle. Celui-ci, en forme de fer à cheval et habillé de zinc par la société Nectoux, continue à accueillir le public et reste très actif.

« Ne nous voilons pas la face, l’activité autour du zinc a baissé de 60 % en dix ans, prévient Pascal Ranger. Mais au Cardinal, c’est différent, parce que le comptoir est maintenant situé juste à côté de l’arrêt de bus. » Le nouvel agencement de la salle offre davantage d’espace et de visibilité depuis l’extérieur. Les jeux de lumière, adroitement agencés, attirent les passants. Le comptoir et l’escalier ne viennent plus obstruer le passage de la lumière.

Nouvelles attentes

« Aujourd’hui, les clients veulent rentrer sereinement dans un établissement, dans un climat de confiance », insiste Pascal Ranger. Le restaurateur imagine chacune de ses affaires en fonction du quartier où l’établissement évolue, à travers une réflexion menée en famille. La décoration est mise en place par Sylvie, l’épouse de Pascal Ranger et fondatrice du cabinet Vertical Concept, de concert avec l’architecte Sylvain Cochet. Le Cardinal étant situé non loin des grands magasins, le restaurateur a souhaité « conserver le côté années 1930 avec un parti pris un peu new-yorkais ». La référence au style Arts déco est omniprésente dans la forme des chaises et des banquettes, ou dans le motif de paon qui orne le carrelage.

En clin d’œil au quartier, une coupole ornent le plafond. Elle devrait bientôt accueillir des vitraux spécialement conçus, qui conféreront un cachet particulier. Pour ce chef d’entreprise, ces travaux importants se justifient pleinement car la dernière rénovation en profondeur datait de 25 ans. « Il est important de renouveler plus rapidement pour donner satisfaction aux clients, souligne-t-il. Pour moi, un décor mérite d’être renouvelé tous les dix ans. » Les faits semblent lui donner raison puisque sur le premier mois d’ouverture, le CA a progressé de 25 %.

La limonade, le nerf de la guerre

Mais si Pascal Ranger croit autant à la brasserie, c’est parce que ce concept est en mesure d’accueillir en permanence du public, du petit-déjeuner jusque tard le soir. L’activité limonade demeure stratégique. Une dizaine d’années auparavant, Denis Turière, l’ancien propriétaire, expliquait que ce levier demeurait précieux dans la conduite des affaires, comme « une cerise sur le gâteau ». Pascal Ranger va plus loin et affirme que la partie limonade du Cardinal a dépassé, en chiffre d’affaires, la partie solide. Il a mis tout en œuvre pour cela avec un comptoir attractif et une carte des cocktails bien étudiée.

Proche de France Boissons comme l’était Denis Turière, Pascal Ranger est resté fidèle au distributeur, mais dans ses six becs pression, il a apporté une diversité à laquelle la clientèle jeune est sensible. À côté des classiques Heineken et Affligem, il décline Gallia, Ciney et Pélican rouge, des bières perçues comme plus originales. À l’étage, une seconde salle privatisable a été aménagée en espace lounge. Elle dispose d’un bar autonome. Pour y accéder, il faut emprunter un escalier dont les parois accueillent des vitrines de bouteilles. Cette valorisation du produit participe à la stimulation de la consommation. « Aujourd’hui, les lieux de nuit deviennent rares à Paris, fait remarquer Pascal Ranger. Les pubs et les brasseries sont les lieux où se réfugient les jeunes pour passer un bon moment. »

Ainsi, l’after work représente un instant qui est susceptible de se prolonger en dîner, pour peu que l’on établisse des propositions raisonnables, comme l’affirme le nouveau propriétaire du Cardinal : « Il faut être très professionnel aujourd’hui pour traverser l’étape de l’inflation. » Pour réduire son ticket moyen, il a fait la part belle sur la carte aux burgers et salades caesar. Dans son offre de viandes par exemple, il privilégie l’onglet, plus abordable par rapport à l’entrecôte. Du côté du management, pour recruter plus facilement et motiver le personnel de service, il a instauré la rémunération au pourcentage. Une pratique courante autrefois, mais qui avait presque disparu dans ce métier. C’est au prix de ces efforts que Pascal Ranger est parvenu à main tenir un concept de brasserie très généraliste. Mais certains préfèrent relancer le genre en conférant une spécificité à l’établissement.

Bernard Boutboul salue cette initiative en assurant qu’une « thématisation de l’établissement est une excellente idée pour se démarquer. On transforme ainsi le restaurant en lieu de destination ». La brasserie Riviera s’est ainsi positionnée dans le paysage de la place Franz-Liszt (Paris 10e), juste avant la crise sanitaire. Avant cela, l’adresse a accueilli l’enseigne Louis Caisse et son décor baroque, puis le Tire-bouchon a joué sur le côté bistrot. Aucun de ces restaurants n’avait attiré la foule.

Restaurants à thème

Aussi, les propriétaires ont décidé de rebaptiser l’établissement, Riviera, afin de l’inscrire dans le registre méditerranéen. Le décor aux tons ocre, le sol de briqueterie et le comptoir végétalisé revêtu de vannerie, participent à l’ambiance.

Mais surtout ses viandes et une partie de ses légumes cuisent dans un four Kopa, au feu de bois. Une montée en gamme qui correspond à l’orientation de l’établissement. Par ailleurs, quatre bières pression demeurent disponibles au bar, même si les marques proposées sortent des standards. « Nous nous contentons de donner un coup de neuf à la brasserie, mais on conserve les codes », assure Florian. Il a repris en juin la gérance libre avec son épouse Charline. Ainsi, le croque monsieur a toujours le droit de cité. Simplement, il intègre du pain boulanger et La Vache qui rit remplace la Béchamel. Pour le plus grand plaisir de la jeune génération. La brasserie n’est pas morte, seulement un peu assoupie.