Les Kabyles de Paris, de génération en génération

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Les patrons de bars kabyles sont installés dans la capitale française depuis plusieurs décennies. Certaines affaires familiales sont reprises par de nouvelles générations, donnant un cadre plus moderne à des établissements vieillissants. La communauté kabyle semble reproduire, parfois, le modèle des précurseurs auvergnats et aveyronnais.

Aux Ours
Le bar Aux Ours s’appelait autrefois Les Monts d’Auvergne. Il est aujourd’hui dirigé par Zico Selloum. Crédits : Aux Ours.

L’univers de la restauration parisienne, particulièrement celui des bistrots et des bars, ne peut faire abstraction de l’importance de la communauté kabyle. À Paris et en proche banlieue, de nombreux gérants, propriétaires d’affaires ou directeurs d’établissement sont originaires de Kabylie, région montagneuse et dense du nord de l’Algérie. Si l’immigration auvergnate dans la capitale remonte au XIXe siècle – et que les Auvergnats représentaient, en 1932, la plus importante population d’exilés provinciaux à Paris – celle des Kabyles n’est non plus pas si récente.

« Les premiers repérages d’Algériens en France métropolitaine remontent à la période 1914-1918 avec 80 000 individus présents en France, dont 87 % provenaient des deux départements kabyles, Tizi-Ouzou et Constantine […] L’émigration algérienne était donc éminemment kabyle », nous informe le sociologue Mohand Khellil, dans son étude Kabyles en France, un aperçu historique, publiée dans la Revue Hommes et Migrations (septembre 1994). Le travail de l’universitaire précise que l’immigration des travailleurs algériens en France s’est amplifiée dans les années 1950, notamment dans l’ancien département de la Seine (regroupant Paris et sa région), qui accueillait 37,5 % des émigrés algériens. Dans les années 1990, les Kabyles représentaient 73 % des Algériens de la région parisienne. La structure sociale villageoise d’entraide au sein de ces communautés kabyles – l’assemblée des hommes ou djemaa – s’est vite recréée en France, et « ce qui en faisait office, c’étaient les réunions d’émigrés d’un même village dans un café appartenant à l’un des leurs ou un compatriote d’une même zone géographique locale », ajoute Mohand Khellil.

Le nord-est de Paris reste aujourd’hui la zone d’implantation la plus considérable des patrons de bars et de restaurants kabyles. Les cafés « du Bas Belleville ont presque tous été repris par des patrons kabyles à partir du début des années 1980, tandis que les Aveyronnais du Haut n’ont commencé à passer la main que bien plus tard, d’abord à des Kabyles et plus récemment à des Asiatiques, pour ce qui concerne les bureaux de tabac », confirme les chercheuses en sociologie, Anne Steiner et Sylvaine Conord, dans leur Portrait d’un bistrot des faubourgs : Le Mistral (2012, 2013).

iWaly Slacel
Waly Slacel est directeur du bistrot Les Mésanges (Paris, 20e). Crédits photo : Jérémy Denoyer.

Un lien fort s’est donc tissé entre les Kabyles de Paris et la restauration. « C’est un lien familial », lance Zico Selloum, patron de la brasserie Aux Ours (Paris 20e), anciennement Les Monts d’Auvergne, rachetée par son père en 1971. Sa découverte du métier s’est faite donc en famille, avec « des cousins et des oncles » et elle n’a pas toujours été facile. « J’ai commencé dès le lycée, vers 16 ans. C’était très strict, un travail à l’ancienne, rigoureux mais un bon apprentissage. Aujourd’hui, je trouve qu’il y a une nouvelle génération qui comprend mieux les choses. Elle possède plein de lieux branchés, des boîtes de nuit et parfois même des affaires à l’étranger, témoigne le bistrotier de 40 ans.

Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, la clientèle a changé, il fallait donc se mettre à la page. J’ai fait des travaux comme je le souhaitais dans mon établissement, j’ai voulu qu’il y ait de la culture : c’est un endroit où l’on passe 15 heures par jour, c’est important de se sentir bien ». Zico Selloum est issu d’une famille – au sens large – détenant aujourd’hui une bonne dizaine d’établissements dans les 18e, 19e et 20e arrondissements de Paris. Les Folies (20e), dont la terrasse rassemble de nombreux étudiants et jeunes actifs, est un repère incontournable du début de la rue de Belleville. Ce bar est géré par le cousin de Zico, Yassine Selloum. Tous les deux ont d’ailleurs été mis en lumière, cette année, dans un article de Télérama. L’ouverture d’esprit de la nouvelle génération de patrons kabyles est la clé de la réussite selon Zico Selloum : « Ils sont assez ouverts aux propositions de la clientèle. Quelqu’un peut dire “je suis DJ, je voudrais bien mixer”, et cela peut se faire facilement. Si la clientèle s’est rajeunie à Belleville, elle a davantage les moyens de se faire plaisir à Gambetta. Depuis que je propose des vins nature, je ne vends que ça. Je vends aussi une bière artisanale d’une brasserie locale située à côté des Ours, et même à 9 euros, ça marche. »

Couscous party

Cette adaptation à la clientèle est incarnée parfaitement par Malik Hagi, gérant du Baigneur (18e) et passionné par les relations humaines qui se créent dans les bars parisiens. « Un moment, j’ai constaté que je passais tout mon temps dans les bars en tant que client. Et je me suis dit : “Pourquoi je ne prendrai pas un bar !” Je passe de l’autre côté du bar et je rentabilise tout ça », précise ce grand gaillard au sourire malicieux. Depuis plusieurs mois, Malik Hagi organise des Couscous Party dans son établissement de la rue Ramey. Le principe est simple : tous les mardis, les clients qui consomment un verre se voient offrir une assiette de couscous.

iMalik Hagi, gérant du bar Le Baigneur (Paris, 18e ).
Malik Hagi, gérant du bar Le Baigneur (Paris, 18e). Crédits : Jérémy Dénoyer.

« C’est une façon pour moi de récompenser mes fidèles clients. Je ne suis pas l’abbé Pierre, je n’offre rien aux passants. Mais c’est une tradition chez nous les Kabyles, on aime offrir, je n’ai rien inventé », admet le patron du Baigneur, citant notamment l’exemple du 9B (Boulevard de la Villette, 19e) – détenu également par des Kabyles – qui avait déjà développé cette tradition du couscous hebdomadaire offert. Concernant la question de la solidarité au sein de la communauté des gérants de bars kabyles, Malik Hagi laisse entrevoir un rictus : « En apparence, nous sommes solidaires, mais dans la vraie vie, pas du tout. C’était peut-être le cas dans les années 1970 et 1980, mais aujourd’hui non. »

Solidarité communautaire ?

Son frère, Smaïn, partenaire de l’aventure du Baigneur, abonde : « C’est notre problème, il y a des familles solidaires entre elles dans les brasseries à Paris, mais globalement cette solidarité est rare ». Belleville serait éventuellement une exception, note Malik Hagi : « Des familles y sont soudées. Yassine Selloum est quelqu’un que j’aime bien. C’est un mec qui se respecte déjà lui même, et qui a beaucoup de respect pour les autres. À la Cantine (boulevard de Belleville), ce sont aussi des gens bien : Hakim et son frère sont des gens du métier. » Aux Mésanges (20e), Waly Slacel est à la direction d’un bistrot charmant installé à mi-chemin entre Ménilmontant et Belleville. Il exerce le métier depuis 13 ans et travaille main- tenant avec son frère. Mais ce sont ses deux oncles qui chapeautent l’aff aire. Les membres de la famille Slacel possèdent d’autres établissements dans le quartier, dans le 13e, le 19e et dans le 10e arrondissement de Paris (Le Valmy).

Le manque d’entraide de la communauté kabyle serait « un défaut », confi e également Waly Slacel : « Nous aurions pu faire comme les Aveyronnais qui s’entraident vraiment. Chez nous, chacun gère un peu son business comme il le veut. Après, forcément, c’est une question de confiance. C’est le cercle proche de la famille, mais ça ne va pas plus loin. » Les Auvergnats ont parfois été des précurseurs pour les premières générations de Kabyles. « Mon père et mon grand père ont travaillé avec des Auvergnats et des Aveyronnais. Nous avons tout appris chez eux, nous n’étions pas les premiers, se souvient Waly Slacel. Si on part du principe qu’un Aveyronnais a des affaires à Paris, et qu’il ramène son petit-neveu ou son cousin du village d’origine pour le faire bosser… Alors oui, c’est à peu près la même chose chez nous. »

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