Les Grands Buffets, créés par Louis Privat à Narbonne, cumulent tous les superlatifs. Ce restaurant géant mise sur un rapport qualité/ prix hors normes tant au niveau du décor, de l’assiette que du verre. Un modèle économique basé sur une liste d’attente, qui repose sur une gestion très pointue et une organisation millimétrée.
Le plus gros restaurant de France en termes de chiffre d’affaires ne se trouve pas à Paris, mais à Narbonne. Les plus importants opérateurs parisiens observent, médusés, l’aventure de Louis Privat, qui parvenait à attirer 342 000 clients l’année passée dans cette sous-préfecture de l’Aude, en réalisant un CA de 14,5 M€. Son ticket moyen de 42 € a de quoi donner des complexes à certains restaurants gastronomiques, et même les grands chefs saluent le phénomène. Michel Guérard évoque « une espèce d’éden, avec une mise en scène à la Ragueneau ». Gilles Goujon salue la « performance unique. On a les yeux qui pétillent. On a toujours envie de se lever pour aller à la découverte ».
Les Grands Buffets ont vu le jour il y a trente ans, un peu à l’écart de Narbonne, dans un complexe qui abrite notamment une vaste piscine. Avant de se lancer dans cette aventure, Louis Privat a exercé les métiers les plus divers possibles. Après avoir été comédien, il est devenu expert-comptable. Le sens du spectacle et la rigueur du gestionnaire ont sans doute largement conditionné l’idée des Grands Buffets. Alors qu’il s’ennuyait ferme en gérant une polyclinique fondée par son père, il a ouvert un premier restaurant à Leucate, avant de créer l’œuvre de sa vie, Les Grands Buffets, en 1989.
Une cafétéria qui a grandi
À l’époque, Louis Privat parlait de cafétéria, mais l’idée d’un généreux buffet était déjà d’actualité. Il proposait alors une formule à 48 francs (7,31 €) et parvenait à attirer des foules largement constituées à l’époque par des groupes. Ces derniers ne représentent plus que 10 % de la clientèle aujourd’hui. Les Grands Buffets se sont embourgeoisés. On y trouve une fontaine à homards, six sortes de foie gras. . . Et 110 fromages, qui composent le plus beau plateau de France en la matière. La formule de ce buffet tout compris se négocie aujourd’hui à 37,90 €. N’étant pas homme à se reposer sur ses lauriers, Louis Privat et son épouse Jane viennent d’investir 2,5 M€ dans l’extension de leur complexe de restauration. L’établissement, qui ne disposait que de 300 places assises pour accueillir près d’un millier de clients par jour, se trouvait un peu à l’étroit, notamment en saison. Pendant des années, les responsables ont dû gérer le surbooking en essayant de renouveler les tables. « Mon équilibre économique repose sur ma liste d’attente », concède l’entrepreneur. Mais cette pratique passait mal dans le cadre d’une formule plutôt festive. D’autre part, 40 % de la clientèle proviennent de l’extérieur de la région, voire de l’étranger (les Espagnols représentent près de 10 % de la fréquentation). Difficile dans ces conditions d’essayer de précipiter le départ de convives, qui ont parcouru plusieurs centaines de kilomètres, un vrai pèlerinage pour venir s’asseoir à cette table.
La nouvelle salle à manger des Grands Buffets a mobilisé un investissement de 2,5 M€.
Pour pallier cette carence dans l’accueil, Louis Privat a donc décidé d’augmenter la capacité des Grands Buffets de 160 places assises. Pas question pour ce visionnaire de mégoter sur cette transformation en se contentant de repousser les cloisons. Il a imaginé un projet inspiré de Louis XIV. Le cahier des charges imposé aux architectes évoquait une tente dressée pour une partie de campagne du Roi-Soleil. Le résultat est royal, cette tente apparente, recouverte de structures rigides, accueille les invités dans un décor à mi-chemin entre le camp du Drap d’or et la galerie des Glaces. Les grands noms des antiquaires français ont été appelés à la rescousse pour constituer un décor qui rappelle le XVIIe siècle, avec des lustres démesurés, des chandeliers d’argent et d’immenses miroirs dorés. Des spécialistes des grands châteaux français ont été conviés au tour de table pour dénicher des objets d’époque ou pour reproduire des objets et des meubles dans le style, à l’image de ces chaises à double cannage. Ainsi, Louis Privat n’hésite pas à investir 1 200 € pour acquérir certaines chaises à l’unité.
La nouvelle salle
Cette nouvelle salle surprend également par son rocher végétalisé, où coule en permanence un filet d’eau. Une première technologique réalisée par Amaury Gallon, créateur de la végétalisation du musée des Arts premiers. L’espace intègre également un système de chauffage et de climatisation sophistiqué, qui permet d’assurer un confort permanent à la clientèle hiver comme été, avec une impression de terrasse.
Cet espace devrait permettre d’augmenter les performances de l’établissement, mais Louis Privat insiste sur sa volonté d’offrir avant tout une prestation à la hauteur des promesses des Grands Buffets, car tout ici repose sur un rapport qualité-prix qui s’exprime tant au niveau du décor que de la générosité de la cuisine. « Qu’est-ce qui fait que tous les restaurants fonctionnent avec des coefficients ? Il faut sortir de ce raisonnement, insiste Louis Privat. En étant généreux dans l’offre, j’ai fait le pari que le public répondrait présent. Ma rentabilité joue sur un ou deux points, quand les autres visent systématiquement une marge de 15 %. Pour ce faire, je me suis doté d’outils de gestion qui me permettent de gérer sur le fil du rasoir. »
Une gestion au cordeau
L’outil informatique collecte chaque jour un nombre impressionnant de données. Louis Privat sait par exemple qu’en moyenne, chaque client consomme par visite 49 g de foie gras ou 1,75 huître. Cela lui permet de jauger précisément les quantités nécessaires pour chaque buffet. Cette projection est d’autant plus facile à réaliser que le restaurant fonctionne pratiquement exclusivement sur réservation et que les évolutions de comportement général des clients dans les choix varient de façon quasiment infime d’un jour à l’autre. Les seules variations sont de caractère saisonnier, sur des produits très spécifiques, comme les huîtres.
Une fontaine à homards en libre-service
« Contrairement ce que l’on peut croire, nos pertes sont très faibles, insiste Louis Privat. Elles concernent essentiellement les plats cuisinés, qu’il est interdit de conserver du jour au lendemain. Mais au maximum, nos pertes représentent 5 kg par jour. Ramené au couvert, le gaspillage est ramené à 5 g, soit beaucoup moins que dans un restaurant classique. » Il faut aussi considérer la puissance d’achat que représentent les grands buffets vis-à-vis des fournisseurs. Les 55 tonnes d’huîtres consommées chaque année par le restaurant représentent grosso modo la production moyenne annuelle d’un ostréiculteur de la région. Tous les chiffres de ces restaurants sont démesurés, gargantuesques. Chaque jour, 12 jambons secs sont engloutis par les clients.
12 jambons sont consommés quotidiennement.
Même s’il maîtrise étroitement son coût matière, il doit particulièrement veiller à maintenir ses coûts de personnel à un niveau acceptable. Le restaurant emploie 110 personnes en vitesse de croisière et jusqu’à 150 en période estivale. Maniaque du détail, il n’hésite pas à rémunérer une électricienne et même un jardinier à plein temps, alors que les restaurants ne disposent pas de surface extérieure. De plus, Louis Privat est réputé dans la région pour accorder de bons salaires, car il veut ainsi pouvoir s’assurer les meilleures recrues et les fidéliser. Ce restaurateur a l’art de savoir s’entourer. Il doit s’assurer de la fidélité et du bon fonctionnement des rouages qu’il a mis en place pour que sa grande horloge fonctionne. En haut de la pyramide, il a mis en place un encadrement solide, auquel son épouse Jane contribue largement, ainsi que son associé de longue date, Philippe Roque.
En cuisine, des Frimax Jet traitent les volumes importants de plats cuisinés.
Une formule économe en charges salariales
Toutefois, la formule buffet permet des économies de personnel, par rapport à une prestation classique. Le service reste limité à l’accueil, au dressage et au débarrassage. Il mobilise en période normale 35 personnes. La cuisine requiert près de 45 cuisiniers. La seule pâtisserie emploie 7 personnes. Mais le restaurant fonctionne essentiellement avec une seule équipe, qui officie de 8h à 16h. Ainsi, la plupart des cuisiniers et pâtissiers quittent le restaurant en milieu d’après-midi sans se soucier du service au dîner et pour cause: tout est déjà prêt. Seuls quelques-uns d’entre eux seront présents le soir pour animer les postes chauds, comme la rôtisserie.
Le coin rôtisserie
À 65 ans, Louis Privat n’envisage pas de dupliquer son concept narbonnais en France, car ce projet demanderait trop d’énergie. En revanche, sa notoriété attire beaucoup de curiosité de la part de collègues et même de sociétés de restauration, qui lui ont proposé d’exporter les Grands Buffets. Il n’exclut pas cette hypothèse, car avant de céder la main, il ne détesterait pas se lancer dans une dernière aventure, sans pression exagérée.
Un jardinier est mobilisé à plein temps, notamment pour l’entretien du jardin intérieur.
Les petits prix des vins des Grands Buffets
Pas question pour Louis Privat de compenser ses faibles marges sur la nourriture en appliquant de forts coefficients sur les vins. Aux Grands Buffets, il est possible de consommer une bouteille de vin AOC pour 10€. Le patron cultive une cave très locale, avec un très grand choix en languedoc. Mieux, avec le volume de rotation de l’établissement, le restaurateur peut se permettre de décliner 70 références de vins au verre. Cela lui a valu le prix spécial de la plus belle carte de vins au verre. Ce prix lui a été remis par Pierre Arditi à l’occasion de la soirée du gala du Tour des Cartes, qui s’est tenue à l’hôtel InterContinental au mois de janvier. L’un des vins de référence de la région, la Petite Sibérie d’Hervé Bizeul, est vendu 29 €/bouteille à la carte du restaurant. « Son prix est de 80 € dans un restaurant du centre-ville de Narbonne et de 200 € au Jules Verne, à Paris, assure Louis Privat. C’est simple, je vends les vins au prix affiché au caveau. » Malgré tout, le restaurateur fait de confortables marges. Car si son tarif affiché est à peu près équivalent à celui d’un caviste, sa puissance d’achat lui permet d’acheter à moindre prix. Ainsi, lorsque la bouteille de Mumm Cordon Rouge est vendue 25 €, les commandes pleuvent. 1 400 bouteilles ont été vendues en l’espace de deux mois. Une performance qui vaut à Louis Privat toute la considération de la maison de champagnes. Inutile de dire que les commandes de vins de la clientèle des Grands Buffets dépassent la moyenne. Le restaurant incite même cette dernière à consommer à domicile grâce à une astucieuse promotion : pour l’achat d’un carton de 6 bouteilles, la bouteille sur table est offerte.