Un an à l’épreuve du Covid avec Alan Geaam, chef étoilé franco-libanais

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Après avoir traversé un tunnel de plus d’un an, entre inactivité et réouverture sous contrôle, les cafés-restaurants voient le bout du tunnel. Cette période pénible a laissé des séquelles mais aussi ouvert de nombreuses opportunités. Nous sommes partis sur le terrain pour prendre le pouls de cette profession convalescente. Entretien avec Alan Geaam, chef étoilé franco-libanais pour son restaurant éponyme.

La douche écossaise : Le pire moment de découragement? Le meilleur souvenir?

Le moment le plus difficile fut l’annonce de la fermeture des restaurants, en mars dernier. Peu de temps après la prise de parole du Premier ministre, le même jour, ma fille qui avait neuf semaines est tombée malade. J’ai dû courir aux urgences. C’était vraiment un week-end très sombre, très compliqué. Je n’ai pas dormi pendant 48 h, j’étais constamment en train de penser. Le mardi suivant, je suis retourné dans mes restaurants pour parler avec mes équipes. C’était difficile. Les dix premiers jours qui ont suivi l’annonce, j’étais déprimé et très déstabilisé. Je fais ce métier par passion, je suis donc très attaché à mes établissements. Mon quotidien, c’est cuisiner et faire plaisir à mes clients. Alors lorsqu’on vous retire cela des mains, c’est très compliqué moralement. Au début, je pensais à une blague, que ça allait être l’histoire de quelques semaines. À aucun moment, je ne me suis imaginé que la fermeture durerait aussi longtemps. Pendant cette période, mon épouse a été un soutien de poids. La période estivale a été une véritable soupape de décompression. Nous avons rouvert et nous avons travaillé comme si la covid n’existait plus. C’était une période hors du temps et de l’épidémie.

Passion du métier : Comment avez-vous entretenu la flamme? Brûle-t-elle toujours? L’esprit d’équipe a-t-il résisté à l’épreuve ?

Ma brigade est formidable et a résisté à cette crise. Le management d’équipe, vous savez, c’est une histoire d’humains. Il faut être profondément humain pour gérer une équipe. Il faut aussi être honnête et reconnaissant envers eux. Un chef a besoin de son équipe, sans elle nous ne sommes rien. Et je dois dire que cette épreuve nous a encore plus soudés.

La vie sous Cloche : Comment avez-vous utilisé ce temps libre inattendu ? Comment avez-vous ressenti cette vie familiale forcément plus dense ? Songez vous à adopter un nouveau rythme de vie? La livraison et la VAE ont ils été de nouveaux moteurs ?

Je me suis engagé auprès d’associations. Je suis d’ailleurs ambassadeur d’une association nommée Hop Hop Food. Elle épaule les personnes en difficulté, les sans-abris, les étudiants. J’ai fait des repas pour eux et cela m’a fait beaucoup de bien. J’ai également réalisé quelques plats pour les soignants. J’ai aussi utilisé ce temps libre pour réfléchir à d’autres concepts. Au début, on me disait souvent “Alan après avoir travaillé comme un fou pendant 20 ans, tu vas enfin pouvoir t’occuper un peu plus de tes enfants”. Mais, vous savez, ce n’étaient pas des vacances. J’étais constamment inquiet et instable. Je pensais toute la journée à mes établissements et à ce qu’ils allaient devenir. J’étais totalement dans le flou. Lorsque j’étais avec mes enfants, je n’arrivais pas à faire abstraction et à pleinement en profiter. Je n’ai pas perçu ce temps libre inattendu comme un réel temps libre. J’en ai profité seulement lorsque j’ai touché le fonds de solidarité. Je suis désormais un peu plus serein. J’ai commencé la vente à emporter et la livraison, lors de la deuxième fermeture. Depuis quelques mois, mon bistrot Qatsi (ouvert en plein crise sanitaire) fait épicerie et vente à emporter. Ce n’est pas ce que j’avais en tête au début pour cet établissement. J’imaginais plutôt un bistro dans le style parisien qui servirait de la cuisine libanaise mais j’ai dû m’adapter. Nous réalisons 40 % du chiffre d’affaires. Concernant mon restaurant étoilé, je concocte un menu midi à 20 €, destiné aux salariés.

Adaptation : Qu’est-ce qui a changé chez vous durant cette parenthèse?

L’année 2020 restera, pour moi, l’année la plus riche en termes d’expérience. Cela fait 22 ans que je fais ce métier, mais pendant cette année si particulière, j’ai énormément appris. J’ai changé, c’est certain. Ma vision de la gastronomie, notamment, a complètement évolué. Je l’appréhende différemment. Je suis sorti de la logique de la cuisine étoilée qui est très complexe. Avec la crise, j’ai mis mon égo de côté et j’ai appris à réinventer ma cuisine. Je me suis rapproché des choses simples. Parce que pour satisfaire un client, il faut avant tout travailler des bons produits. J’ai aussi modifié mes habitudes de travail.

Des regrets : Avez-vous des regrets?

Non, je n’ai pas de regret. Je suis resté moi-même durant toute cette période.

Le gouvernement sur la sellette : Comment jugez-vous l’action du gouvernement face à la pandémie?

L’Etat a fait énormément d’efforts, il faut le dire. Nous sommes très chanceux d’être en France. Les aides, le fonds de solidarité ont été un vrai soulagement. Au début, je recevais très peu d’argent pour mes établissements. La mise en place du fonds de solidarité a drastiquement changé les choses. Et dès que le gouvernement va annoncer la réouverture, je vais courir dans ma cuisine.

Résistance : Pensez-vous que votre entreprise survivra ?

Je vais me battre pour que mes établissements survivent à la crise. Je compte tout faire pour. Lorsque je suis arrivée en France en 1999, avec 200 francs en poche, c’était mon rêve d’être cuisinier à Paris. Je fais ce métier depuis 22 ans maintenant et je ne compte pas arrêter. Je suis né au Libéria, j’ai grandi au Liban et j’ai trouvé mon bonheur en France. Il est hors de question pour moi de faire une croix sur ce quotidien. Je me suis donc battu pour sauver mes restaurants et tout ce que j’ai bâti pendant ma carrière. J’ai envie de retourner dans ma cuisine pour recevoir des commandes et transpirer à nouveau. J’ai envie de revivre comme avant. La liberté qu’on avait été très précieuse.

Le côté positif : Et si la crise avait aussi du bon ? Finalement, quel(s) enseignement(s) tirez-vous de cette crise ? Sortez-vous plus fort de cette épreuve? A quel niveau ?

Je sors plus fort de cette épreuve. C’est exactement la philosophie que je tire de l’année 2020. Je retiens aussi que ne nous sommes certains de rien, qu’un imprévu est vite arrivé. La pandémie de covid-19 nous est tombée dessus, sans prévenir. Mais grâce à elle, je sens que mes équipes sont plus soudées. Je suis également plus motivé que jamais. Je n’ai pas perdu cette flamme et cette passion pour la gastronomie qui m’anime depuis que j’ai posé le pied sur le territoire français.

Demain sera ? : Comment entrevoyez-vous l’avenir ? Quels sont vos projets de développement ?

Avant la covid, la logique était de cet ordre : tu cuisines mal, les clients ne viennent plus donc tu déposes le bilan. Aujourd’hui, tout est différent et surtout tout est possible. L’avenir est donc très incertain, je n’arrive pas vraiment à me projeter. Je viens d’ouvrir un comptoir de street-food qui propose des galettes libanaises à emporter. Je pensais qu’il serait un établissement éphémère et durerait le temps de la crise, mais je compte désormais en faire un vrai repère. Il se trouve rue de Montmorency à Paris et attire de nombreux clients. Je suis comme un fou avec ce nouveau concept qui rend hommage à mes souvenirs d’enfance.

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