Le sans-alcool s’attable

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L’harmonie entre les plats et les boissons est une composante essentielle de l’expérience gastronomique. Traditionnellement centrée autour du vin, elle fait face à une nouvelle tendance: les accords mets et boissons sans alcool. À tel point que de nombreux chefs prestigieux commencent à s’y intéresser. De quoi attirer un nouveau public et s’ouvrir à un nouveau champ des possibles. Tour d’horizon.

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Le sans-alcool, une tendance qui entend marquer les esprits. Crédit : Shayda Torabi

Un matin du mois de mars, quartier Saint-Martin, à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques), le personnel du Marloe prépare le service du midi. Le chef Anthony Ruffet et Éric Martins, le gérant de l’établissement, sont installés dans le salon privatif du restaurant. La décoration y est claire et épurée, à l’image du bâtiment récemment sorti de terre, venant compléter un nouveau complexe économique sur la côte basque. À l’entrée de l’établissement, des bouteilles de vin s’affichent dans une salle dédiée. Ici, le vin est au centre des débats et des accords avec plus de 500 références, dont des bouteilles prestigieuses.

Mais d’autres types d’accords sont aujourd’hui au menu de l’entretien. Ceux qui mêlent les mets confectionnés avec soin par le chef Ruffet et ses équipes et une boisson fermentée à base de thé vert: le kombucha. « J’ai découvert le kombucha pendant des vacances en Espagne. Ma femme ne pouvait pas boire pour un heureux événement. Nous étions dans un restaurant gastronomique et le personnel lui a proposé un menu accord mets et kombucha. J’ai trouvé l’expérience intéressante et j’ai tout naturellement décidé de l’importer chez nous. Le kombucha est une boisson fraîche, peu sucrée avec des arômes marqués », relate Anthony Ruffet.

Toucher un public plus large

À son retour en France, le chef effectue des recherches. Il se rend compte que des entreprises proposent ces boissons, confectionnées localement au Pays basque. Parmi les nombreuses asso-ciations de saveurs proposées, il en sélectionne trois: romarin-gingembre, fleur de sureau et verveine-thé vert. Et décide de composer des plats qui viendraient s’y accorder. « Certaines associations ont été évidentes pour moi, j’avais envie de m’amuser, de faire à l’instinct. J’ai tout de suite pensé à une entrée autour des asperges pour l’associer avec le kombucha romarin-gingembre. La fleur de sureau, quant à elle, m’a donné envie de fraises. Elle a ce côté fleuri, peu sucré, qui va mettre en avant la fraise », justifie le chef. Quant au kombucha verveine-thé vert, il lui a réservé l’association avec son plat signature, dans lequel le homard est mis à l’honneur.

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Des plantes apportent un goût original aux boissons sans-alcool. Crédit : Anne-Claire Héraud

La carte du Marloe ne propose cependant pas ces associations toute l’année et les réserve aux beaux jours. « Ce sont vraiment les saisons qui font les accords, et pour moi il n’y a rien de mieux que le printemps. Le kombucha nécessite des plats frais et légers, on ne va pas l’associer à un gibier en hiver comme on pourrait faire avec du vin », sourit-il. Il attend impatiemment le retour des fraises et des asperges afin de présenter à nouveau ces accords d’un nouveau genre à ses clients, pour la deuxième année consécutive. « L’expérience avait bien marché l’année précédente et cela permet de toucher une nouvelle clientèle, plutôt jeune et curieuse », glisse le trentenaire. À cet effet, le Marloe profite de sa proximité avec le Connecteur, un immense bâtiment accueillant entrepreneurs, start-up et coworkers en tous genres avides de nouveautés.

Question prix, le menu mets-kombuchas en cinq temps, s’affiche à 60 € contre 129 € pour l’accord mets et vins. « On se doit de proposer un menu plus accessible autour du kombucha. Ce n’est pas tout à fait le même public ni les mêmes produits aussi bien dans le verre que dans l’assiette », expose Éric Martins, gérant de l’établissement. Il pointe une rentabilité légèrement moindre sur le menu sans alcool, avant de voir son chef renchérir. « Il est, bien sûr, nécessaire de garder aussi une cuisine classique pour toucher le plus de monde possible. Ici, la clientèle est vaste et on joue sur tous les tableaux. On sent cependant qu’il y a une tendance autour d’une cuisine plus saine, plus fraîche et aussi sur la question du sans-alcool. »

Une tendance de fond

Car oui, en plus de s’inscrire dans leur environnement, dans le cas du Marloe, les accords mets et kombuchas vont de pair avec leur temps. En décembre 2023, l’Ifop consacrait une étude aux habitudes de consommation d’alcool des Français. On y apprenait qu’un tiers des personnes interrogées souhaitaient réaliser le défi du « mois de janvier sans alcool ». 52 % avaient pour ambition de réduire leur consommation de boissons alcoolisées de manière générale.

Des chiffres sur lesquels surfent les entreprises du secteur. Le marché du sans-alcool est passé en cinq ans d’une poignée de références à plusieurs centaines. C’est, d’ailleurs, en France que la demande serait la plus forte. Hormis les grands groupes industriels qui se sont engouffrés dans le marché en proposant des alternatives sans alcool à la bière ou au vin, de nombreuses entreprises explorent ce nouveau marché. Ces dernières cherchent à s’émanciper des traditionnels sodas, jus et sirops en laissant place à leur créativité. Une recherche de nouveaux goûts qui permet d’ouvrir un nouveau champ des possibles en matière de saveur et d’association.

C’est le pari qu’ont fait Tristan et Amandine Thouny qui ont créé Nos jardins imparfaits. Les deux complices se sont lancés dans l’agroécologie en 2018 dans le Jura. À l’époque, ils ambitionnent de transformer leur production en produits éthiques et atypiques. Après s’être essayés à la confiture, ils développent une gamme de sodas botaniques à base verjus. « Nous valorisons ce qui est généralement un déchet. Ce jus de raisins qui ne sont pas arrivés à maturité permet d’apporter une belle acidité et un aromatique intéressant », présente Amandine. À cela, ils marient ensuite différents fruits, plantes et épices. Ils jouent également sur les types d’extractions d’arômes comme la macération, l’infusion ou la décoction.

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Tristan et Amandine Thouny produisent des sodas et des jus prisés par les chefs. Crédit : Anne-Claire Héraud

« Chaque boisson est le fruit d’un long travail d’expérimentation. On joue sur les temps de pause, les températures. Chaque épice a une manière de réagir à l’extraction. Les plantes, quant à elles, peuvent être utilisées fraîches mais aussi séchées, ce qui nous donne beaucoup de possibilités. On utilise régulièrement la feuille de figuier dans nos jus et sodas. Selon le séchage, elle n’a pas le même aromatique. Sèche, elle va tendre vers la noix de coco alors que fraîche on retrouve des arômes plus exotiques », développe-t-elle.

À travers leurs travaux, Amandine et Tristan souhaitent « combattre la standardisation des goûts et prouver qu’on peut faire des boissons de qualité, éthiques et sans sucre. » Parmi leurs incontournables, on retrouve le soda Forêt, résultat d’une macération d’épines de sapin blanc, ou encore le Figuier à base de figues de barbarie et de feuilles de figuier. Des initiatives qui ont tapé dans l’œil de chefs comme Baptiste Lavallez et Laura Boit, à la tête du restaurant Vivace à Trébeurden (Côtes-d’Armor), récemment
auréolé d’un Bib Gourmand. Les deux chefs bretons servent le soda Forêt pour accompagner leur dessert à base de poire, sarrasin et thym.

« Les arômes acidulés viennent casser le sucre de la poire et le côté résineux se marie avec le thym », expose la productrice. Les Jurassiens sont également en mesure de créer de toutes pièces une boisson à la demande d’un client, comme pour Maxime Frédéric, chef pâtissier au Cheval Blanc Paris. Ils ont composé pour ce dernier un nectar, afin d’accompagner sa charlotte poire-vanille-tonka, reprenant l’ensemble des saveurs. « On discute directement avec les chefs et les sommeliers. On fait des pro-
duits complexes qui ont une histoire à raconter, à l’instar des vins
», précise Amandine Thouny.

Adapter les boissons aux plats

Alors que certains commandent ces produits innovants à des prestataires extérieurs, d’autres poussent la démarche en allant jusqu’à confectionner en interne leurs propres boissons. De quoi aller encore plus loin dans l’accord plat-boisson. C’est le pari qu’ont fait le chef Florent Ladeyn et sa sommelière Orane
Vanheule à l’Auberge du Vert Mont à Boeschepe (Nord). Cette dernière, sommelière autodidacte, produit elle-même, depuis 2020, les boissons sans alcool qui viendront accompagner les plats des menus dégustations. Une initiative née du positionnement géographique de l’établissement étoilé.

« Nous sommes situés en pleine campagne, ce qui oblige les clients à faire un peu de route pour venir chez nous. Nous nous sommes rendu compte que les couples se partageaient l’accord à cause de la route ou que l’un d’eux se privait. On a trouvé ça à la fois dommage pour les clients mais aussi pour nous financièrement », relate Orane Vanheule. Avec l’approbation de son chef, elle décide donc d’établir les accords sans alcool en cohérence avec le leitmotiv de l’établissement : travailler avec des produits locaux.

iFlorent Ladeyn & Orane Vaheule - sans alcool
Le chef Florent Ladeyn et la sommelière Orane Vanheule proposent un menu dégusta- tion accords mets et boissons sans alcool depuis 2020, à l’Auberge du Vert Mont. Crédit : Anne-Claire Héraud

« Hormis le kéfir et le kombucha, je ne connaissais pas grand-chose. J’ai acheté des livres, fait des recherches, des expériences et beaucoup discuté avec des amis vignerons et brasseurs », compte-t-elle. Afin de respecter l’engagement de ne travailler qu’en circuit court, la sommelière fait un état des lieux des produits à sa disposition. Ainsi, elle met au point un kombucha. Il remplace alors la base de thé vert par une infusion de camomille et de verveine. Elle s’intéresse également à ce qu’elle peut récupérer en salle et en cuisine.

Les chutes de pain deviennent ainsi du kvass, une boisson originaire d’Europe de l’Est, grâce à un procédé de fermentation, en y ajoutant de l’eau et du sucre. « Le pain de seigle donne des notes
exotiques à la boisson
», souligne-t-elle. L’établissement produit également ses propres yaourts, ce qui donne à Orane Vanheule l’idée de récupérer le petit-lait et d’en faire la base d’une limonade. En créant un atelier de fabrication au sein de l’établissement, la sommelière adapte ses productions en fonction des plats.

iOrane Vanheule - sans alcool
Orane Vanheule produit elle-même les boissons qui viendront s’accorder avec les plats. Crédit : Anne-Claire Héraud

« La cuisine me prévient 15 jours à l’avance de l’évolution du menu et je leur soumets des boissons en accord. Cela permet de proposer aux clients des associations encore plus juste qu’avec du vin. J’alterne boissons pétillantes et plates pour ne pas trop fatiguer le palais, expose-t-elle, en définissant les deux aspects de sa stratégie d’association. Soit j’accentue une note qui se trouve déjà dans le plat ou à l’inverse, je vais à l’opposé pour trancher. » Ainsi, une ginger beer maison va venir accompagner un bar gravlax, navet et jus de citron. Alors que l’acidité d’un kombucha de feuilles de citronnier permet de relever un lieu jaune à l’ail des ours.

Une stratégie qui semble s’avérer payante. Pour l’auberge du Vert Mont, leurs créations sans alcool représenteraient désormais 40 % des ventes de boissons. « C’est impressionnant. On n’y croyait pas vraiment au début et au final ça a tout de suite fonctionné », se réjouit-elle. Elle espère que ces associations d’un nouveau genre soient un jour enseignées dans les écoles.

Outre l’aspect organoleptique des accords, la brasseuse autodidacte se félicite de la rentabilité de ses productions. « Cela nous permet de toucher une nouvelle clientèle et d’utiliser nos chutes. Ces nouveaux accords nous ont permis de faire grimper notre bilan. En plus de cela, je prends beaucoup de plaisir à créer et nous découvrons un nouvel aspect de la cuisine et des associations de saveurs », conclut-elle, ravie. Cette tendance de fond, qui n’en est qu’à ses prémices, offre aux chefs et aux sommeliers un nouveau défi. De quoi cumuler nouveauté, plaisir et rentabilité en rassemblant l’ensemble de la population.

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