Titres-restaurant : le GNI lance la révolte contre les émetteurs

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Le GNI vient de lancer une action juridique commune originale des restaurateurs pour obtenir réparation du préjudice occasionné par les émetteurs des titres restaurants depuis près de vingt ans. Grâce à des pratiques d’entente démasquées et condamnées par l’Autorité de la concurrence, ces opérateurs ont imposé des taux élevés et freiné la dématérialisation des titres.

Titres Restaurant
Titres Restaurant

Depuis un an, le GNI préparait une riposte contre les quatre émetteurs historiques de titres restaurants : Ticket Restaurant (Edenred), Chèque Restaurant (Sodexo), Apetiz (Natixis Intertitres) et Chèque Déjeuner (Up). Le syndicat de la rue Gramont vient de lancer mercredi une action de groupe en justice contre ces quatre opérateurs à l’issue d’un webinar qui réunissait de nombreux restaurateurs et des spécialistes juridiques. “C’est la conséquence de leur condamnation en décembre 2019 pour entente illicite par l’Autorité de la concurrence, indique Laurent Fréchet, président de la branche restauration du GNI et instigateur de cette action en justice. C’est la troisième fois qu’ils sont condamnés pour les mêmes faits”.

Au terme de son enquête, l’Autorité a conclu que ces quatre acteurs et leur coopérative commune, la CRT (Commission de règlement des titres) “ont méconnu le droit de la concurrence en mettant en place des pratiques constitutives d’entente”. Ces dérives constatées s’étendent sur une période de 16 ans et sont de deux ordres. L’Autorité assure “qu’entre 2010 et 2015, ces acteurs se sont échangés tous les mois, par le biais de la CRT, des informations commerciales confidentielles portant sur leurs parts de marché respectives, ce qui a permis de restreindre la concurrence entre eux”. Ensuite, elle écrit “qu’entre entre 2002 et 2018, ils ont adopté une série d’accords ayant pour objet de verrouiller le marché des titres-restaurant en contrôlant l’entrée de nouveaux acteurs et en s’interdisant réciproquement de se lancer dans l’émission des titres dématérialisés (sous forme de carte ou d’application mobile)”. Ces pratiques ont porté atteinte à la concurrence et freiné l’implantation des titres-restaurants dématérialisés qui reste aujourd’hui encore minoritaires.
Une amende de 415 M€
En conséquence, les quatre émetteurs et la CRT ont été condamnés à une amende très lourde de 415 M€ (voir répartition). Ils ont fait appel. Mais confortés par cette décision, les restaurateurs qui ont subi ces ententes réclament une indemnisation. Le préjudice est de deux ordres selon Laurent Fréchet : “D’abord, ces ententes ont retardé la mise en place de la dématérialisation dans le secteur. On aurait pu entamer ce processus il y a vingt ans. Cela a condamné une profession à passer des heures après chaque service à comptabiliser laborieusement les titres. En outre, nous étions exposés à la collecte de titres périmés. Ils n’étaient pas remboursés et venaient alimenter le trésor de guerre de la CRT”.


Il faut rappeler que le marché représente 7 milliards d’euros chaque année. Il existe depuis 1962, date où Jacques Borel a lancé le Ticket restaurant. Mais très rapidement, la situation s’est figée entre les principaux opérateurs réunis depuis 1972 dans la CTR. Il s’agit d’une coopérative chargée de régler aux restaurateurs les titres encaissés par les différents émetteurs partenaires. Basée à Bagnolet, la CRT traitements est équipée de trieuses capables de lire 90 000 titres à l’heure. “C’est une machine de guerre, explique Laurent Fréchet. Cette coopérative permet aux opérateurs de réaliser des économies d’échelle importantes et de se protéger de la concurrence”.


En effet, depuis l’arrivée en 2002 de Natixis Intertitres, aucun nouvel adhérent n’a rejoint la CRT. Les nouveaux acteurs proposant des solutions dématérialisées, comme Resto flash, n’ont pas pu y être admis. C’est d’ailleurs cette société qui par sa plainte a permis la décision de l’autorité de la concurrence.


Une dématérialisation générale aurait fait baisser très significativement les taux de commission exigés grâce à une large ouverture de la concurrence. Ces taux varient en fonction de plusieurs facteurs (conditions de collecte, délais de remboursement, appartenance à un syndicat). On estime qu’elle évolue en moyenne entre 2,5 et 2,6 %. Un opérateur dématérialisé comme Resto Flash limite ses appétits à 1,5 %. Mais Laurent Fréchet estime que cette part peut être encore réduite : “Cela devrait fonctionner comme une commission interbancaire Visa, classique en Europe, à un taux de 0,4 à 0,5 %. Au contraire, la dématérialisation proposée par les opérateurs traditionnels nous coûte plus cher. Ils exigent près d’un point de plus, soit un taux de 3,5%.”
Bien sûr ces pourcentages répartis à l’échelle de milliards d’euros assurent un revenu substantiel aux opérateurs. Ainsi Accor s’est séparé de sa très profitable filiale Accor service, émettrice des titres restaurants en 2010 en faisant entrer en bourse une nouvelle société, Edenred. En dix ans, la valeur de l’action de cette entreprise a quadruplé.

Les émetteurs jouent la politique de l’autruche

Restaurateur parisien et représentant de profession au sein de la CNTR (Commission Nationale des Titres Restaurants), Romain Vidal ne souhaite pas s’exprimer sur cette action en justice avant d’avoir échangé avec les membres de sa commission, mais il assure qu’il se joindra personnellement aux plaignants. “C’est de l’argent fléché vers nos commerces. Nous ne pouvons accepter de tels prélèvements de la part des opérateurs. Si l’on inclut les frais bancaires, cela peut atteindre 5%”… Le restaurateur rappelle que dans ses dernières discussions avec les émetteurs, il obtenait toujours les mêmes réponses : “Il y a un mur érigé sur la questions des commissions et des améliorations. On nous dit qu’on ne peut rien modifier en raison du procès en appel en cours et sur la baisse des taux, c’est toujours non, sans autre explication.”

Comme Romain Vidal, beaucoup de restaurateurs sont aujourd’hui lassés de nourrir l’appétit insatiable de ces intermédiaires et espèrent obtenir réparation de ces abus commis depuis 2002. “Nous ne sommes pas des canards sur lesquels on peut titrer en permanence”, assure Laurent Fléchet qui prépare depuis plus d’un an cette action groupée. Pour l’instant, aucune plainte n’a été déposée devant le Tribunal de commerce. “C’est un grand chantier, indique-t-il. Nous devons d’abord réunir les plaignants et leur assurer que cette action en justice sera gratuite. Hors, pour instruire le dossier, il faudra des avocats spécialisés et mettre à contribution le cabinet d’économistes Analysis Group pour chiffrer les préjudices. Pour porter financièrement cette affaire, nous avons conclu un accord avec le fonds américain Transtlantis qui rachète le droit à indemnisation des plaignants”.
Ainsi, chaque restaurateur acceptant des titres-restaurants peut s’estimer lésé et demander réparation avec une antériorité qui peut remonter jusqu’à 2002. Pour ce faire, il lui suffit de s’inscrire sur une plateforme*, de scanner ses factures CRT et de signer un contrat d’intégration à un retour collectif gratuit. La démarche est entièrement digitalisée. En cas de victoire en justice, les indemnisations seront réparties à 70 % pour le restaurateur et 30 % pour Transtlantis.

L’avantage social préféré des français

“Il ne faut pas rêver, cette bataille juridique risque de durer quatre ans, prédit Laurent Fréchet. Les opérateurs peuvent aller jusqu’en cassation. Mais quoiqu’il arrive, les restaurateurs n’auront rien à débourser. C’est sans risque.”

A l’heure où un vent de digitalisation souffle sur le monde très traditionnel de la restauration, cet affrontement entre les restaurateurs et les émetteurs témoigne d’une évolution profonde des mentalités. Les professionnels des métiers de bouche en général et les 4 millions de salariés bénéficiaires des titres restaurants restent très attachés à ce principe social, mais ils aimeraient bien en évacuer les pesanteurs qui existent à la fois sur le plan financier et sur le fonctionnement. Romain Vidal rappelle : “C’est l’avantage social préféré des français, le plus exporté dans le monde. Il amène aux travailleurs de la déconnexion et du bien-être. Nous voulons seulement construire un titre restaurant pérenne du 21e siècle”.

Cette réforme est indispensable. Il en va de la crédibilité de ce moyen de paiement qui existe d’abord grâce à une exonération fiscale de l’Etat. Une meilleure transparence dans le fonctionnement de ce marché s’impose. Elle conforterait la légitimité de cet avantage social aujourd’hui menacé aujourd’hui menacé par la montée en puissance du télétravail. Une décision de justice du tribunal de Nanterre a en effet conclu qu’un employé travaillant à domicile se coupait du droit de bénéficier de cet avantage. Même si d’autres tribunaux en ont jugé différemment, une menace plane… Pour l’écarter, il est urgent de montrer que le bénéfice social de cet outil n’est pas absorbé par ses émetteurs.

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