Vins no low, les restaurants encore frileux

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Au milieu de la riche diversité du monde du vin, émerge progressivement le « no low », autrement dit sans alcool ou réduit en degré, principalement issu d’un processus de désalcoolisation. Néanmoins, et ce malgré son essor récent, son ancrage demeure difficile, notamment en restauration. En cause, l’attachement au vin et la difficile quête du goût.

La coopérative Bordeaux Families s’est lancée sur le vin nolow à la fin de l’année 2023 avec une large gamme à 0,0%, 0,5% et 9% vol. Crédit : Bordeaux Families

À l’image de la bière, des spiritueux ou encore des cocktails, le vin a succombé à la vague du no low, correspondant aux boissons sans alcool ou à faible taux d’alcool. Un mouvement qui s’ancre dans une période de déconsommation de vin et d’une attention plus forte portée à la consommation globale d’alcool. Des événements tels que le Dry January ou le Sober October, qui consistent à ne pas boire une goutte d’alcool pendant un mois, l’illustrent parfaitement.

Pour le premier, la maison Chavin, créée en 2010 et spécialisée dans le vin sans alcool, a demandé à l’institut de sondages CSA de réaliser une étude. En ressort pour ce rendez-vous annuel initié en France en 2020 seulement, un ancrage déjà important. En effet, 71 % des Français ont déjà entendu parler du Dry January et 19 % y ont déjà participé. L’étude a également relevé que 12 % des Français envisagent de participer pour la première fois à ce défi pour l’édition 2025.

En outre, neuf participants au Dry January sur dix considèrent que l’exercice correspond à « un excellent moyen de découvrir les boissons sans alcool et de réduire sa consommation sur le long terme », comme le révèle Claudine Brulé, directrice du pôle Consumer de CSA. Par ailleurs, dans cet univers vierge d’éthanol [sous-produit organique de la fermentation essentiel au vieillissement du vin, NDLR], le vin sans alcool n’a pas à rougir face à ses cousins.

Le sondage commandé par Chavin avance que 25 % des Français en ont déjà bu. Tandis que 13 % en prennent au moins une fois par an, dont la moitié au moins une fois par semaine. Un fort essor donc, relativement récent : 6 % des Français en consomment depuis moins de deux ans. « Nous ne pouvons plus considérer que nous sommes dans un marché de niche. Il existe un véritable engouement », s’enthousiasme même Mathilde Boulachin, créatrice de Chavin.

Diversification de l’offre

La satisfaction se fait ainsi sentir chez les opérateurs. « Depuis un an et demi, nous avons noté le passage d’une forme de curiosité à un “c’est intéressant”. Il y a énormément de travail à fournir en termes de pédagogie mais la situation bouge », avance, quant à lui, Sébastien Thomas, cofondateur de Moderato, marque de vin sans alcool créée fin 2020, et membre du Collectif du vin No/Low, fondé en septembre 2023 et regroupant 30 acteurs de la filière. L’objectif de ce groupement est de « fédérer, valoriser et conseiller pour aider à développer la catégorie » mais aussi de porter « une voix publique commune dans une catégorie émergente », explique-t-il.

Le développement du vin sans alcool se poursuit ainsi patiemment, avec une demande tangible. « Nous avons produit environ 350 000 bouteilles en 2024. Notre objectif pour 2025 est d’atteindre le million de bouteilles », ambitionne Fabien Marchand-Cassagne, cofondateur de Moderato, preuve de l’engouement actuel. « Le vin sans alcool est ce que nous vendons le plus. Il s’agit souvent du premier achat de nos clients », témoigne de son côté Sarah Missaoui, qui a ouvert en 2023 Déjà Bu, une cave sans alcool située dans le 11e arrondissement de Paris. À côté des spiritueux, bières et autres boissons sans alcool, la caviste dispose d’une offre de 15 à 20 vins sans alcool tranquilles et d’une douzaine d’effervescents sans alcool. Un exemple qui illustre la diversification de l’offre, aussi bien en termes de producteurs que de revendeurs. « Des vignerons se sont intéressés au sujet », apprécie d’ailleurs Sarah Missaoui.

Le flexidrinking majoritaire

Cependant, attention aux raccourcis, les consommateurs ne se limitent pas aux seules femmes enceintes et personnes sans alcool pour des raisons religieuses. Les jeunes générations sont présentes en force. En effet, il ressort du sondage de CSA pour Chavin que 55 % des buveurs de vin sans alcool sont âgés de moins de 35 ans. De plus, parmi ces derniers, 35 % ont entre 18 et 24 ans, tandis que 65 % sont âgés de 25 à 34 ans. L’étude nous apprend également que 85 % d’entre eux sont des amateurs de vin, tandis qu’ils s’élèvent à 75 % dans la population française.

Ces chiffres mettent en évidence la tendance du « flexidrinking », à l’image du flexitarisme alimentaire. « Des personnes qui boivent de l’alcool mais qui n’en ont pas envie durant un déjeuner ou un soir de semaine. Il y a cette notion d’alternance, de maîtrise », cite en exemple Sébastien Thomas. Son ami et cofondateur de Moderato Fabien Marchand-Cassagne fait le même constat: « 95 % de nos clients sont des amateurs de vins avec alcool. » Ce que confirme Sarah Missaoui, de Déjà Bu: « Nous avons en majorité des clients consommateurs d’alcool. Beaucoup nous demandent des choses très précises. » Paradoxalement, les non-consommateurs d’alcool ne seraient donc pas les plus grands buveurs de vin sans alcool. Une situation logique pour Sarah Missaoui, facilement explicable par « ce rituel d’avoir une bouteille à table », qui est étranger à une personne qui n’a jamais bu d’alcool.

De fait, le vin et son alter ego sans molécule d’alcool ne sont pas aussi éloignés qu’on veut bien le faire croire. La cible est similaire. « Les personnes qui prennent du vin s’y mettent, ce sont nos cibles. Nous avons ainsi conservé les mêmes codes en termes de packaging », précise Philippe Cazaux, directeur général de Bordeaux Families, cave coopérative regroupant 300 familles de vignerons et représentant 5000 ha de vignes et cinq millions de bouteilles commercialisées, en plus de l’activité de vin en vrac.

Celle-ci s’est lancée il y a seulement un peu plus d’un an sur le segment du no low, en ne lésinant pas sur les moyens. Bordeaux Families présente du blanc, du rosé, du rouge mais également de l’effervescent en blanc et rosé, à 0,0 % vol. et à 0,5 % vol., à travers les marques Sauv’Terre, Mallette, Les Perles de Louis Vallon ou encore L’Instant Louis Vallon. Sans oublier Les Voiles de l’Atlantique, gamme de vins réduits en alcool, à 9 % vol., en IGP atlantique. « Les produits désalcoolisés ont besoin d’avoir une gamme parce que la diversité est énorme dans les vins alcoolisés », justifie Philippe Cazaux, qui joue ainsi pleinement le jeu de la comparaison entre le sans-alcool et le vin.

L’enjeu du goût

Cependant, l’enjeu de la catégorie se situe au niveau du goût. Élément qui demeure encore aujourd’hui un frein à la présence des produits sur les cartes des CHR. « Je n’ai pas ressenti la grosse émotion pour l’instant », admet sans détour Xavier Thuizat, chef sommelier à l’Hôtel de Crillon (Paris, 8e) et Meilleur Sommelier de France 2022. Celui-ci n’en propose pas à L’Écrin, restaurant récompensé d’une étoile par le Guide Michelin, mais présente une offre au Jardin d’Hiver pour le tea time. Il s’agit du vin rosé sans alcool de la gamme Nooh du Château La Coste, situé dans les Bouches-du-Rhône. « Ce qui se rapproche le plus d’un vin sans alcool », indique-t-il. Le palace a même accueilli « durant l’été 2024 une terrasse no low Nooh by La Coste », ajoute-t-il.

Néanmoins, il cite en exemple un jus de raisin de cépage merlot, pasteurisé, du Château Raymond Tapon, à Saint-Émilion (Gironde), présent sur la carte de L’Écrin: « Je préfère ce produit à un vin désalcoolisé. C’est ma position aujourd’hui parce que je retrouve le goût du merlot. » Malgré tout, Xavier Thuizat reste ouvert à la catégorie: « L’idée me plaît beaucoup, je comprends qu’il y a un marché qui s’ouvre. De plus, il faut revenir à l’origine du métier de sommelier: vouloir faire plaisir aux autres. Je précise que 17 % de mes clients au restaurant gastronomique ne prennent pas d’alcool pour le dîner. »

Du côté de Thomas Chisholm, chef du restaurant Chocho (Paris, 10e), les boissons sans alcool occupent une place centrale. « Cela fait plus de deux ans que nous proposons un accord sans alcool, avec des boissons faites maison, telles que du kombucha, de la ginger beer, etc. », explique l’ancien de « Top Chef ». Celui-ci a décidé, fin 2024, de référencer une cuvée de vin sans alcool blanc, de Moderato: Le Chardonnay. « Il s’agit de la cuvée qui nous donne le plus l’impression de boire un vin alcoolisé », assure ainsi le Franco-Américain qui justifie sa forte propension à tester de nouvelles boissons : « Je pense que, pour le moment, peu de restaurateurs sont prêts à mettre du vin sans alcool à leur carte. Ma double culture fait que j’ai peut-être une ouverture d’esprit différente de celle d’autres restaurateurs. »

Un levier de hausse du chiffre d’affaires

Dans le même temps, les producteurs mettent en avant les progrès effectués dans les méthodes d’élaboration, avec notamment un système de distillation sous vide et à faible température. Et ce, « pour respecter le vin », affirme Philippe Cazaux, qui précise récupérer les essences pour les injecter dans le vin désalcoolisé afin de donner une boisson à 0,5 % vol., tandis que les références à 0,0 % vol. se voient ajouter « des arômes exogènes parce que [ceux du vin, NDLR] ont disparu ». Tandis que Sébastien Thomas le complète en demandant de l’indulgence : « Le vin est millénaire, alors que la fabrication du vin désalcoolisé ne remonte qu’à une poignée d’années. Il y a encore beaucoup de choses à faire. »

Par ailleurs, de par son procédé d’élaboration, le vin sans alcool ne peut ressembler en tous points au vin, comme le souligne Brigitte Després, fondatrice de La Robe du Vin, qui propose du vin en canette, et, il y a peu, du vin sans alcool, à la canette et en bouteille, avec la cuvée L’Avatar. « Nous allons pouvoir comparer le profil organoleptique en termes de nez et de bouche, le fruité, mais pas la structure. Avant de déguster un sans-alcool, il faut vraiment s’enlever le vin de la tête et partir sur une nouvelle boisson qui n’est pas du tout comparable au vin », défend-elle ainsi. En outre, pour la partie « low » des vins no low, la situation est toute autre, avec des cuvées qui conservent leurs caractéristiques de vin.

Des produits qui, de par leur nature, convainquent davantage Xavier Thuizat: « Je crois davantage dans le low alcohol, à 7 ou 8 % vol. » Ce dernier citant au passage des rieslings allemands titrant naturellement à 8 % vol., et ce « depuis des décennies ». De plus, Camille Delettrez, directrice communication et marketing du distributeur de boissons C10, note « un vrai enjeu sur le vin moins alcoolisé parce que si la bière a pris des parts de marché, c’est aussi lié à son degré d’alcool moins élevé qui permet une consommation plus étalée dans le temps ». Mais finalement, c’est l’argument économique qui pourrait terminer de convaincre les CHR. Aussi bien s’agissant des vins réduits en alcool que ceux sans alcool. D’une part, parce qu’ils permettent « d’aller chercher une cible qu’on n’avait pas identifiée […] ou de montrer que nous sommes en avance sur notre temps », relève Camille Delettrez.

D’autre part, parce qu’ils permettent ainsi d’augmenter le ticket moyen, par comparaison avec des sodas ou de l’eau, et donc son chiffre d’affaires. « Si moins de vin est vendu et qu’il n’y a pas de produit sur lequel effectuer une marge, comment conserver un équilibre économique? », avance ainsi Mathilde Boulachin. Dit autrement par Fabien Marchand-Cassagne : une manière de « reconquérir des occasions de consommation perdues, des ventes additionnelles valorisées comme un vin ». Alors, convaincu?