Inflation : en finir avec les cartes trop chères

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Les difficultés amenées par la conjoncture n’en finissent pas de heurter l’équilibre financier des CHR. Alors que l’inflation a contraint de nombreux établissements à augmenter significativement leurs prix, certains restaurateurs ont développé des modèles économiques qui permettent de conjuguer qualité dans l’assiette et prix maîtrisés. Entre astuces de gestion, bons plans et savoir-faire cuisinier, quels leviers peut-on encore actionner pour faire baisser le coût de revient des assiettes ?

La Cantine Champ libre, à Paris, est adossé à une ferme dans le Vexin dont elle tire 60 % de ses approvisionnements. Crédit : Alice Chabanon

Il y a quelques mois, le restaurant Quai Ouest, à Saint-Pol-de-Léon (Finistère) était loin de faire salle comble au déjeuner. Situé tout au bout d’une plage, l’établissement souffrait de la période creuse et de la hausse des prix. Mais grâce à un menu du jour à 11,99 €, il a réussi à équilibrer ses comptes. « À midi, on vend 98 % de menus du jour », témoigne Yannick Uguen, le propriétaire des lieux. Un comble en période d’inflation… S’il réussit un tel pari, c’est justement grâce au prix de sa matière première, qu’il achète une bouchée de pain auprès d’un revendeur de produits déclassé. En période de crise, les modèles économiques doivent faire preuve d’agilité pour résister. D’autant que les CHR enchaînent les déconvenues depuis plusieurs années. L’inflation pourrait ainsi s’apparenter à un coup de grâce.

Pour autant, comme Yannick Uguen, les experts entrevoient aussi des opportunités. En décembre, la Revue Stratégique de Foodservice Vision était rassurante : en 2024, l’inflation des matières premières s’est stabilisée à 0,6 %, après des pics jusqu’à 35% en 2022-2023, malgré des hausses sur l’huile et le cacao. « Nous sommes dans une période très incertaine, mais l’incertitude n’est pas synonyme du pire, tempère François Blouin, fondateur de l’agence d’études et prospectives Foodservice Vision. L’année 2025 sera résiliente ou résistante. Pour les indépendants comme pour les chaînes, il faut maintenant se demander quelle est la bonne stratégie: baisser les prix et chercher de nouveaux consommateurs, ou
refaire sa marge en augmentant.
»

Faire revenir les clients

Un questionnement d’autant plus crucial alors que la fréquentation baisse (- 9,2 % sur 2024) et que 59 % des Français jugent que les prix des restaurants sont désormais trop élevés. En 2024, les prix ont évolué en moyenne de 2,6 % chez les indépendants, de 0,7 % dans les enseignes chaînées, selon Foodservice Vision, ce qui permet malgré tout de maintenir un niveau de dépenses similaire aux années précédentes. « Les indépendants n’ont souvent pas eu le choix que de répercuter une partie de la hausse sur les cartes alors que les chaînes se sont lancées dans une bataille des prix pour faire revenir les clients, constate François Blouin. Nous l’avons surtout observé en restauration rapide, avec l’apparition de menus à tout petits prix, qui sont les nouveaux marqueurs. »

Au Bar Fleuri, institution du 19e arrondissement de Paris, cela fait longtemps qu’on ne sert qu’au déjeuner. L’ardoise s’adapte pour le reste de la journée, toujours à prix doux. Mais ce qui fait déplacer les foules, c’est le poulet-frites à 6,86 €. L’inflation n’a jamais eu aucune prise sur son prix qui n’a pas augmenté d’un centime depuis bien avant le passage à l’euro, quand le plat coûtait 45 francs. « Je n’ai jamais voulu augmenter car j’estime que tout le monde doit pouvoir venir manger au restaurant, explique Martial Moro, le propriétaire des lieux. À ce prix, une famille de quatre personnes peut manger chez moi pour moins de 50 euros. »

Poulet fermier Label rouge, frites maison… Et le reste de la carte ne flambe pas pour autant. « Sur le reste, on marge normalement. Ça fait vingt ans que je suis là, si ça ne fonctionnait pas, j’aurais mis la clé sous la porte depuis longtemps. Il n’y a pas de secret, nous sommes des patrons actifs tous les jours dans le restaurant, nous n’avons pas de frais de gérant, nous faisons tout maison. Nos volumes sur le poulet [120 à 150 couverts le midi en semaine, 200 le samedi, NDLR] me permettent d’avoir un prix d’achat défiant toute concurrence. Mais surtout, en pratiquant un prix aussi bas, je cherche à vendre en plus une entrée ou un dessert, un verre de vin. Et j’arrive à un ticket moyen de 12 à 15 € sur ce plat. Et comme mes prix sont relativement bas, ça monte souvent bien au-delà. »

Les experts, dont Strateg’eat, s’accordent: le plat du jour, prisé des consommateurs, est un atout clé pour relancer les CHR. Au Bouillon Sablais aux Sables-d’Olonne (Vendée), le plat du jour à 12,50 € est le seul de la carte à varier. Les tarifs, globalement accessibles dans l’esprit des bouillons, sont proposés à 9 ou 10 €. Le patron, Micael Benoît, également propriétaire d’une brasserie, a mis en place une logique d’approvisionnement à l’échelle de ses deux établissements. « J’arrive à marger à 65 %, mais je joue sur les volumes », explique-t-il. En ravitaillant deux établissements, il répartit les stocks entre l’un et l’autre en fonction du débit quotidien et évite les pertes : « Cela me permet d’économiser tous les jours quelques euros ici et là. Mais sur toute une année, si je veille à chaque poste, cela représente plusieurs milliers d’euros. »

Dans ce contexte d’incertitude sur les prix, difficile de placer le curseur. Pour Julie Bavant, cheffe du restaurant végétarien Pistil à Paris, il est impératif de comparer, mais surtout de connaître les qualités de chacun de ses fournisseurs : « Je vérifie tous les prix au kilo et j’achète beaucoup en vrac, ce qui me permet d’acheter au plus juste par rapport à mes besoins. »

Et cela se joue au centime près. « En ce moment, j’ai une vraie interrogation sur mon approvisionnement en œufs. J’achète généralement du bio, par principe, mais en échangeant avec les producteurs, je peux faire d’autres choix si cela me convient. Là, j’ai noté sept centimes de différence entre deux catégories de produits qui se valent. Comme j’en passe 180 par semaine, cela représente un écart de 700 € sur un an », détaille-t-elle.

L’écologie appelle l’économie

En outre, de nombreux restaurateurs ont compris le bénéfice à faire rimer écologie avec économies, tout comme les fournisseurs. Dans les halles Metro, les produits à dates courtes sont désormais valorisés par des promotions, offrant des prix attractifs malgré des délais de consommation réduits et une disponibilité variable. « Je travaille mes plats du jour uniquement à partir des produits que je trouve en date courte, explique Micael Benoît, du Bouillon Sablais. Quand les produits sont à cinq jours de DLC, j’économise de 30 à 50 % sur la marchandise. Je fais pareil avec les cours du poisson à la criée. Je suis à l’affût des bonnes affaires en permanence. Tous les matins, je suis à l’ouverture des entrepôts. » Quitte à prendre des risques. « Parfois, on ose les rognons ou le foie. On sait que les gens aiment moins, mais du coup ils commandent davantage à la carte », lance-t-il.

Dans un autre état d’esprit, La cantine Champ Libre à Paris (10e), a bâti son modèle économique en adossant son activité à une ferme, implantée dans le Vexin. Un circuit très court qui régit en partie les approvisionnements, et exige beaucoup d’agilité de la part des équipes. Le menu entrée-plat-des-sert, affiché à 22 € au déjeuner, varie au quotidien en fonction des arrivages.

60 % des fruits et légumes proviennent de la ferme, le reste de deux maraîchers qui livrent en direct. « Acheter des produits de cette qualité aurait pu donner un coût de revient vraiment salé, souligne Chloé Jakubowitz, cofondatrice du restaurant et désormais responsable de la ferme. Mais en se passant d’intermédiaires et en travaillant uniquement des produits bruts, ce n’est pas le cas. Notre chef a été formé dans un restaurant qui défend ces mêmes valeurs, il a les compétences pour valoriser l’intégralité des produits, y compris viande et poisson, pour en tirer un maximum. On gagne au niveau du coût matière, on arrive à rester sous la barre des 25 %, mais ce n’est pas du tout la même chose en temps de travail. Il faut accepter d’investir sur du temps et de la main-d’œuvre, mais on préfère rémunérer nos huit salariés que des intermédiaires. »

À Saint-Pol-de-Léon, le restaurant Quai Ouest doit en partie son salut à une boucle vertueuse. Son menu complet antigaspillage à 11,99 € génère un ticket moyen bien plus élevé, autour des 22 €, grâce aux ventes additionnelles. Grâce au partenariat avec le revendeur de produits déclassés Finistèrestes, Yannick Uguen a trouvé son modèle économique. « Une carotte, droite ou difforme, ça reste une carotte. L’économie est de l’ordre de 3 à 4 sur la matière première, ce qui me permet de proposer ce prix attractif, et sans rechigner sur la quantité dans l’assiette », explique-t-il.

Les arrivages sont aléatoires, alors il s’adapte. L’entrée et le dessert sont imposés, le plat est au choix entre une viande ou un poisson. « Cela simplifie énormément la prise de commandes et l’envoi », raconte-t-il. La logique trouve un écho à chaque bout de la chaîne. « Travailler le coût matière, c’est s’adapter en permanence, rappelle Chloé Jakubowitz de Champ Libre. On stocke peu, mais lorsqu’il nous reste de la marchandise, on l’accommode différemment pour générer le moins de déchets possible. » Une logique qui renvoie aux bases même du métier de cuisinier: valoriser au maximum la matière première.

En effet, des aliments qui partent à la poubelle influent directement sur le coût de revient d’un plat. Selon l’Ademe et Eurostat, la restauration hors domicile génère 12 % du gaspillage alimentaire, soit 1,8 million de tonnes par an. L’agence de la transition écologique a établi qu’en restauration traditionnelle, la préparation (mise en place) donne lieu à 230 g de déchets par assiette ainsi qu’à 180 g de gaspillage alimentaire (retours de salle). Convertis en euros, ces volumes jetés pourraient bien donner matière à réfléchir.

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