La fermentation en ébullition

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Bonne au goût et pour la santé, belle à l’œil, zéro déchet, la cuisine fermentée revient en force. Rencontre avec des passionnés de bonnes bactéries.

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La fermentation est un processus vivant et fascinant. Crédit Chéri Bibi.

Dans l’arrière-boutique de la boulangerie Poilâne, rue Debelleyme à Paris 3e, de grands seaux couverts de torchons renferment de curieuses préparations dans une odeur douceâtre. Bienvenue dans le laboratoire de Hugo Chaise, fondateur de My Fermentation, fournisseur de particuliers et de professionnels en misos de toutes sortes : au soja traditionnel mais aussi au lupin, au topinambour, au potimarron, ou encore aux restes de pain de seigle fournis par la boulangerie.

Lors d’un séjour au Japon, le cuisinier s’est vivement intéressé à la cuisine à base de pâte de soja. Il en est revenu passionné par la complexité gustative des aliments fermentés et s’est perfectionné lors d’un stage au Noma à Copenhague, considéré comme le meilleur restaurant du monde et lieu d’expérimentations culinaires. Le Guide de la fermentation du Noma, de René Redzepi et David Zilber, sorti en 2018 aux éditions du Chêne, a eu une influence notable sur de nombreux chefs.

Le koji comme base commune

En 2020, Hugo Chaise a fondé sa petite entreprise qui organise aussi des ateliers et des formations auprès de grandes maisons. « À la base de tous les condiments japonais, sauce soja, miso, mirin, il y a le koji, un champignon qui pousse sur des tiges de riz ou d’orge, explique le cuisinier. Traditionnellement, avec le sel, il servait à conserver les surplus des récoltes. Aujourd’hui encore, on peut faire fermenter tout type d’aliment, des légumineuses, des fruits, même des protéines animales. Avec des restes de petit-lait, je fais du garum, l’équivalent méditerranéen de la sauce soja, originellement à base de poisson. Le Noma m’a donné accès à toute une base de données sensorielle. C’est comme quand vous savez faire cuire des pâtes, ensuite vous pouvez décliner. »

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Illustration fermentation. Crédit UnSplash.

La fermentation est un processus de conservation connu depuis des siècles. Les aliments fermentés font partie de notre quotidien comme le pain, le fromage, la charcuterie, la choucroute, même le café et le chocolat. La recherche de nouvelles saveurs et textures a remis ces techniques au goût du jour, avec en plus des considérations nutritionnelles et antigaspi. Comme le souligne l’autrice Marie-Claire Frédéric, interrogée dans Le Monde en avril 2017, « dans notre société qui veut tout aseptiser, c’est une méthode ancestrale qui se fonde sur les micro-organismes (bactéries, levures, champignons). Un processus vivant et fascinant ».

Pour Hugo Chaise, « la fermentation est une ‘battle royale’ entre les bonnes et les mauvaises bactéries. Tout le processus consiste à favoriser les bonnes, qui vont dégrader les aliments pour les conserver et faciliter leur absorption par l’organisme. » La fermentation de la fève de soja permet d’accéder au Graal gustatif, la saveur umami, synonyme de longueur en bouche, que l’on trouve aussi dans le parmesan.

42 Degrés, mais aucune cuisson

Fabien Borgel, chef du restaurant 42 Degrés rue du Faubourg-Poissonnière à Paris 9e, a découvert la fermentation à la faveur du confinement de 2020, lorsqu’il a fallu conserver les stocks de légumes primeurs. « J’ai fait des tests de lacto-fermentation, en m’inspirant du livre du Noma, se rappelle-t-il. J’ai réinterprété le kimchi coréen très épicé avec des saveurs plus douces comme du piment d’Espelette. Au-delà de la texture et du goût, la fermentation est bénéfique pour l’organisme, et rien ne se perd dans le bocal. Le jus peut être conservé au réfrigérateur et consommé en vinaigrette, en ‘shot’ pour activer le microbiote intestinal, ou en ‘starter’ pour démarrer une nouvelle fermentation. »

Ouvert il y a dix ans, 42 Degrés propose une cuisine sans cuisson, crue, fermentée ou déshydratée, afin de préserver les vitamines et les enzymes des aliments. Fabien Borgel confie une de ses recettes types : « Je plonge les légumes dans de l’eau et du sel, avec une rondelle d’agrume, de l’ail et des baies de genévrier ou des herbes et du piment. J’ajoute du curcuma, du charbon actif, de la spiruline ou de la betterave pour les couleurs. Le temps de fermentation est au minimum de cinq à dix jours et peut aller jusqu’à six mois à un an. »

Enjeu RSE

Par ailleurs, la fermentation n’est pas qu’une lubie de chef. Elle devient un enjeu de la transition alimentaire, comme le prouve la start-up Standing Ovation qui a levé 3 millions d’euros auprès de BPI France et de l’État pour accélérer son développement. Cette foodtech a créé un procédé breveté qui permet de produire des caséines non animales par fermentation de précision. Une technologie qui ouvre la voie à la production de protéines alternatives, en réduisant l’impact environnemental lié à l’élevage laitier. Parmi les tendances 2024 identifiées par The Fork et Nelly Rodi, les pickles, kéfir et autre kombucha font partie de ces aliments sains recherchés pour leur dimension plaisir et bien-être. Mais la mode va-t-elle se diffuser dans les foyers ?

Caroline Vignaud, directrice du département Food et RSE de FoodChéri, émet quelques réserves : « Nous vivons dans une culture imprégnée d’hygiénisme. La fermentation repose par définition sur le développement de bactéries, ce qui est à l’opposé de l’industrie alimentaire actuelle. Selon moi, elle n’est pas applicable à de gros volumes. » Justement, cette technique traditionnelle n’est-elle pas adaptée à de nouveaux modes de consommation, plus locaux et respectueux des produits ?

Des pratiques à contre-courant

Adrien Witte, chef du restaurant Chéri Bibi à Biarritz (64), pointe d’autres limites : « J’ai travaillé à Copenhague où beaucoup de chefs sont passés par le Noma. Mais certaines pratiques du Noma sont contradictoires avec le discours écologique. Par exemple, la technique sous vide utilise des films plastiques. Le restaurant accélère le processus en plaçant les bidons dans des placards chauffés à 60° pendant plusieurs mois. Ça n’a pas de sens. »

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Adrien Witte, chef du restaurant Chéri Bibi, à Biarritz. Crédit DR.

Enfin, Adrien Witte préfère mixer plusieurs techniques de préservation : conserves, pickles, déshydratation, voire bouillons, vinaigres et, en dernier recours, compost. « Réaliser des conserves de tomates ou de poivrons permet d’apporter plus de diversité dans l’assiette toute l’année tout en respectant la saisonnalité. Lorsque je pars en vacances, je prépare un kimchi avec tous les restes de légumes. Les blancs d’œufs inutilisés après une mayonnaise deviennent du garum », explique-t-il. Loin des contenants en plastique, il se sert d’un pot à choucroute en céramique, à l’ancienne.

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