Julia Bodin, ambassadrice des Antilles

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Fondée par des hommes, la Rhumerie est gérée depuis les années 1980 par des femmes. Julia Bodin a ainsi succédé à sa mère, Dominique Louville, à la tête de l’établissement en 2010. Avec doigté, elle veille à maintenir la réputation de cette institution, tout en l’adaptant aux exigences contemporaines.

Julia Bodin
Julia Bodin. Crédit DR.

Fondée par Joseph Louville, en 1932, la Rhumerie (Paris 6e) fait partie des plus vieilles enseignes de bars parisiens. Elle est en outre restée depuis lors dans la famille de son créateur. C’est aujourd’hui son arrière-petite-fille, Julia Bodin, qui veille sur l’établissement. Joseph Louville, Martiniquais, avait tenté sa chance comme notaire en Guyane. Mais ce licencié en droit, plus intéressé par le rhum que par la rédaction d’actes de propriété, a initié une société de négoce de rhum, qu’il développe ensuite à la Martinique puis à Paris, où il installe un commerce de gros à Bercy. Animant un stand de ti-punch à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931, Joseph Louville est surpris par le succès de son initiative.

L’année suivante, il installe la Rhumerie martiniquaise, au 166 boulevard Saint-Germain (Paris 6e). Mais il n’a guère profité de son emplacement, puisqu’il meurt prématurément en 1933. C’est un de ses fils, Albert, ingénieur de formation, qui va reprendre le flambeau et devenir l’âme du lieu durant près de 70 ans. Jusqu’à son décès, en 2002, à l’âge de 99 ans, il n’a cessé de veiller sur l’établissement… même si sa fille Dominique, la mère de Julia, assurait la gérance de la Rhumerie dès 1980.

Une histoire de génération

Chaque génération a apporté sa pierre à l’édifice. Albert, grâce à son entregent, a fait la réputation du lieu qui rassemblait au départ les Antillais de Paris. Ce bar constituait même pour bon nombre d’entre eux une adresse de poste restante. Albert était l’intime de personnalités comme Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor. Mais il avait aussi l’oreille des grands distillateurs antillais, qui ne manquaient jamais une visite boulevard Saint-Germain lors de leurs passages à Paris.

La Rhumerie a aussi largement participé à la légende germanopratine. Henri Salvador, Marcel Aymé, Man Ray, Mouloudji, Manu Dibango faisaient partie des clients fidèles. Gainsbourg, Belmondo et Antoine Blondin y venaient en voisins. Jacques Chirac était assidu dans l’établissement avant et après son accession à la magistrature suprême.

Une affaire de femmes

Dominique Louville a, dès son arrivée, introduit une offre de restauration dans ce qui était initialement un bar à rhums et à cocktails. Aujourd’hui c’est encore elle qui, avec sa fille, imagine les recettes typiques des Antilles proposées à la carte, comme les accras de morue, la pimentade de poisson ou le macadam.

C'est d'abord sur le personnel que repose l'âme d'un lieu.
Julia Bodin, Gérante de la Rhumerie

Architecte d’intérieur dans le bâtiment, Julia Bodin s’est résolue à quitter son emploi en 2003 pour rejoindre sa mère, puis prendre la gérance en 2010. « J’ai réalisé que j’étais la seule personne de la famille en mesure de reprendre. Et cela me faisait mal au cœur de voir la Rhumerie partir dans d’autres mains ou disparaître », explique-t-elle.

Régulièrement en effet, la famille reçoit de belles propositions pour le rachat de cet emplacement exceptionnel. L’immeuble dispose de quatre niveaux. Au rez-de-chaussée, la salle et la terrasse offrent 150 places assises. Au 1er étage, une salle privative peut accueillir 50 personnes. Tandis que les 3e et 4e étages sont respectivement occupés par la cuisine et les bureaux. Mais pour Julia et sa mère, pas question de céder aux sirènes de l’immobilier. Porter à bout de bras cette institution bientôt centenaire est devenu une passion, mais aussi un défi de tous les jours comme l’indique Julia : « C’est d’abord sur le personnel que repose l’âme d’un lieu. Nous avons une clientèle très fidèle qui fréquente les lieux de génération en génération. Il faut veiller à ne jamais décevoir. »

Se renouveler pour perdurer

Ici, l’ancienneté de chacun des 18 salariés se compte en lustres. La Rhumerie ouvre à 11h tous les jours de la semaine et ferme lorsqu’il n’y a plus de clients. Pour attirer les foules, Julia veille au rapport qualité-prix. Le ticket moyen ne dépasse pas 17€ au déjeuner et 25€ au dîner. « La cuisine est simple mais authentique. Tout est fait maison en dehors du boudin antillais fourni par Saveur créoles », résume Julia.

Par ailleurs, elle a mis en place deux offres distinctes au déjeuner et au dîner. Côté bar, elle a positionné 150 références de rhums issues du monde entier. Même le Japon est représenté, et certaines bouteilles – comme Bally 1975 ou Clément 1970 – font saliver les connaisseurs. « À l’époque de mon grand-père, les rhums n’étaient pas aussi nombreux et présentaient un niveau de qualité globalement inférieur, souligne Julia Bodin. Nous avons tenu à rester représentatifs du monde contemporain de ce spiritueux. »

Durer passe aussi par des remises en question. Dès son arrivée, Julia Bodin avait mis en place un nouveau décor. L’année dernière, elle a confié à l’architecte d’intérieur le soin de rénover et de réaménager l’établissement. Elle a aussi mis en place des soirées jazz, le dimanche et le lundi, pour dynamiser ces jours creux. Une belle initiative qui s’inscrit pleinement dans la tradition de Saint-Germain-des-Prés.

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