Ryoko Sekiguchi, écrire le goût du présent

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Par la force et la grâce de sa plume, l’auteure japonaise Ryoko Sekiguchi souhaite faire perdurer le goût et les saveurs de son temps. Pour la poétesse, les aliments ont tous quelque chose à nous conter, tandis que la cuisine offre à chacun une possibilité de se raconter.

Ryoko Sekiguchi
Ryoko Sekiguchi. Crédit DR.

« On mange toujours des sentiments », déclare Ryoko Sekiguchi lorsqu’on la rencontre sur la terrasse ensoleillée du Café des Délices (Paris 20e), repaire d’initiés situé dans une petite impasse du quartier de Belleville. Et elle semble bien placée pour le savoir : cela fait maintenant plusieurs années que Ryoko Sekiguchi et ses écrits, aussi littéraires que philosophiques, élèvent au rang de poésie l’univers de la gastronomie. Arrivée en France il y a 26 ans, elle grandit à Tokyo (Japon), dans une famille où la cuisine et la question de l’alimentation tiennent une place de choix. « Ma mère était cuisinière. Elle avait aussi une Amap [Association pour le maintien d’une agriculture paysanne] avant l’heure. Grâce à cela, nous étions en lien avec une ferme proche de Tokyo. Nous étions des citadins mais nous recevions des produits que l’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs », déclare-t-elle.

Si sa mère souhaite qu’elle devienne elle aussi cuisinière, pour la jeune fille, il n’en est rien. « J’ai très rapidement compris que faire ce métier c’était prendre un train qui ne s’arrêtait jamais… Heureusement, il y a cette part de création, d’humanité et d’échange », précise-t-elle.

Elle se passionne très tôt pour l’écriture de tout ce qui se mange. « J’aimais mettre des mots sur la question de l’alimentation », précise-t-elle. Dès lors, elle commence à aider sa mère en cuisine d’une manière très personnelle : « Je lui donnais l’étymologie de noms de plats et des bribes d’histoires culinaires, pour qu’elle puisse mettre en avant ce qu’elle préparait », explique la poétesse. Maîtrisant toutes les subtilités de la langue de Molière, Ryoko Sekiguchi étudie les lettres françaises à l’université. « Après un voyage à Paris j’ai eu un pressentiment : ici, j’allais bien manger », confie-t-elle. « Je ne me doutais pas à l’époque que l’on buvait très bien aussi », ajoute l’auteure dans un éclat de rire.

Écrire presque comme un devoir

Ryoko Sekiguchi étudie l’histoire de l’art avant de revenir à ses premières amours. Elle en est persuadée, « la cuisine rassemble et fédère mais elle peut aussi bien plus que cela. L’alimentation permet aux gens de se raconter, et ce dans n’importe quelle région du monde. » Sensible aux questions du goût, du souvenir mais également à celui du temps défiant et défilant, Ryoko Sekiguchi révèle dans ses ouvrages l’ici et maintenant, en partie pour les générations d’après. « Quand j’écris un livre, je pense toujours à 100 ans plus tard. Je ne me dis pas spécialement que mes livres vont survivre dans le temps, mais je me mets à la place des personnes qui vivront au XXIIe ou XXIIIe siècle. Je me demande comment ils nous regarderont, nous et nos goûts », explique-t-elle.

La cuisine rassemble et fédère, mais elle peut aussi bien plus que cela.
Ryoko Sekiguchi, Écrivaine et journaliste sur les cultures culinaires

Comme une historienne à contretemps, c’est presque un devoir pour l’écrivaine d’inscrire noir sur blanc la sapidité de notre époque. « Je sais que nous allons faire face à la disparition de certains ingrédients. Au Japon par exemple, la production d’algues que l’on utilise pour la préparation du dashi – un bouillon traditionnel japonais – a énormément baissé. Dès lors, plusieurs questions se posent. Comment entretenir cette cuisine ? Comment conserver son goût qui est celui de notre histoire ? », commente-t-elle. Malgré les aléas, Ryoko Sekiguchi se veut consolatrice : « Cela ne veut pas dire que la cuisine sera triste, mais on va devoir lui trouver une autre âme. Elle sera différente. » Elle pense alors à cette nouvelle génération de cuisiniers dont fait partie Hugo Roellinger, chef du restaurant étoilé Le Coquillage**, près de Cancale (Ille-et-Vilaine). « Il symbolise le goût de demain. Sa cuisine est nuancée : elle s’apparente à une aquarelle », assure-t-elle.

La poétesse qui murmure à l’oreille des chefs

Dans son dernier livre, L’Appel des odeurs, édité chez POL, Ryoko Sekiguchi renoue avec le pouvoir de l’olfactif, ce sens qui précède le goût. « Une fois, un ami chef m’a dit : “Pour reconnaître facilement une tablée de chefs dans un restaurant, c’est très simple : lorsque les plats arrivent, ils s’approchent de l’assiette pour d’abord la sentir” », confie-t-elle. Pour l’écrivaine, cette force de l’odorat, les chefs la tiennent de leur accès privilégié à l’odeur de chaque ingrédient constituant un plat. En tant que simples mortels, nous avons seulement « l’odeur ultime du plat », affirme Ryoko Sekiguchi.

Enfin, et c’est une évidence, elle sait mieux que quiconque murmurer à l’oreille des chefs. « Je pense que Ryoko parvient à parler aux chefs parce qu’elle partage avec eux des sensibilités communes. Le lien se crée assez rapidement, car elle a une extraordinaire perception de son environnement, de l’olfactif, du gustatif. Elle est touchée par le temps présent et parvient à le projeter dans le souvenir et la nostalgie », souligne Hugo Roellinger. Lorsqu’on lui demande l’origine de l’engouement de sa plume pour les métiers de bouche, l’écrivaine confie en souriant : « C’est sans doute parce que j’écris de la place des aliments. De la place de ce petit pois que j’ai un jour mangé, ou de ces asperges et de ces fraises. »

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