Remettre du sens dans les gestes de service

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La dynamique de renouveau qui anime la restauration depuis une dizaine d’années incite désormais à une nouvelle approche du service. Plus contemporaine, décomplexée mais aussi en quête d’un sens nouveau. Les gestes de service ne sont plus l’apanage de la haute gastronomie et se veulent plus honnêtes, populaires, et proches du client.

Geste service en salle. Crédit DR.
Geste service en salle. Crédit DR.

Lorsqu’un client commande un aligot au Plomb du Cantal, il ne le fait pas souvent par hasard. En effet, la maison aux trois adresses s’est fait une spécialité de le filer dans la casserole, à table, comme le veut la tradition. Un geste précis et rapide qui fait toujours son effet et donne une dimension supplémentaire à l’un des plats les plus populaires de France. S’il y a bien sûr un peu de technique, cette gestuelle n’est pas l’expression d’un dogme de service, bien au contraire. Elle instaure de la proximité et de la compréhension pour le client et renforce son expérience. Une finalité vers laquelle tendent de plus en plus de professionnels. «Ce qui préoccupe désormais les professionnels de la salle, c’est comment rendre le geste de service plus contemporain, analyse Caroline Ravenet, formatrice aux arts de la table et du service au CFA Médéric (Paris 17e ) et membre exécutif de l’association Ô service des talents de demain. En 14 ans d’enseignement, j’ai constaté que ce qu’on apprend dans les référentiels n’est plus en adéquation avec ce qu’il se passe réellement dans les restaurants. La découpe du canard, le fl ambage de la crêpe sont des gestes rattachés à un certain type d’institution. Désormais, les bistrots du coin développent de plus en plus leur concept, s’attachent à verser une sauce, à découper une côte de bœuf à table. Ce n’est pas forcément la technique qui compte, mais l’intention vis-à-vis du client. Ce repositionnement s’accélère vraiment.»

Au restaurant Helen* (Paris 8e), un étoilé spécialisé dans le poisson, les préparations à table font partie de l’histoire que souhaite raconter l’établissement autour des produits de la mer. Le directeur de salle, Franck Barrier, est de ceux qui voient ces gestes non pas comme du décorum mais comme une occasion de faire passer un message. «On n’a pas besoin de rentrer dans la démesure, simplement amener des petits gestes simples à table, bien poser l’assiette, préparer un tartare. Le fait d’avoir automatisé la pratique de certains gestes a contribué à la perte de la passion de beaucoup de jeunes pour le métier. Le fait de ramener le geste de service dans une restauration plus populaire et accessible, c’est donner à voir de manière simple mais incarnée ce qu’est le service au restaurant, sans démesure.»

La crise des vocations vient directement en écho aux problèmes de recrutement que connaît l’ensemble du secteur. Le problème s’aggrave d’ailleurs d’année en année. Cette année, 122 000 postes de serveurs sont à pourvoir, contre 90 900 en 2021. C’est le métier le plus en tension selon Pôle Emploi. « Parallèlement, la jeunesse a évolué extrêmement rapidement au cours des dernières années, constate Caroline Ravenet. Ils ont besoin de trouver du sens dans ce qu’on leur apprend, encore plus qu’avant. Et peut-être que c’est dans ce contexte que les gestes de service doivent être valorisés, pour donner à voir ce qu’est ce métier. Nos métiers ne sont pas instagrammables, il n’y a pas d’émissions de télé qui les valorisent, c’est très intangible. Donc il faut trouver des leviers pour donner envie aux jeunes.»

Donner une intention aux gestes de service

Cette volonté de donner du sens à la gestuelle et à l’approche en salle est centrale au restaurant Les Singuliers, à Saint-Astier (Dordogne), tenu par Louis Festa et Cerise Gicquel. Le jeune chef a souhaité inscrire comme fil rouge du restaurant l’histoire qu’il tisse avec les producteurs, à la fois dans ces plats, mais aussi dans l’interaction en salle. Il a ainsi institué un rituel autour du service du fromage accompagné d’un miel local. «Comme les producteurs ne sont pas avec nous pendant le service, nous voulions aller très loin dans la valorisation du produit brut. Nous avons fait réaliser un chariot sur mesure, qui nous permet à la fois de découper les fromages, ainsi qu’un socle qui accueille le cadre à miel, explique-t-il. Au début, on découpait le cadre à miel en cuisine, mais les clients étaient tellement curieux qu’on a décidé de le faire en salle. Ça lève le doute d’emblée.» Le caviar, proposé en supplément dans le menu, est également présenté à la demande. Les volailles cuites sur le coffre sont présentées entières dans une cocotte avant d’être découpées en cuisine et servies sur assiette.

Le chef y voit également une manière d’expliquer l’exigence de son travail. «Lorsque je fais une cuisson en cire d’abeille, nous cassons la pièce devant le client. C’est une technique qui prend beaucoup de temps et l’idée est de montrer tout le travail qu’il y a eu en cuisine. On a beau l’écrire sur le menu, ce n’est pas très significatif pour le client s’il ne le voit pas.» Cette approche, en dehors de tout référentiel pédagogique, répond au besoin de la profession de sortir d’un carcan peut-être trop étriqué. La créativité des nouveaux acteurs de la restauration laisse ainsi un boulevard, dont les métiers du service doivent désormais se saisir, dans les pas des cuisiniers qui ont déjà amorcé plus franchement ce virage. «Il ne faut pas voir le geste au sens strict, mais plus à travers un ensemble de techniques et gestes d’accueil, précise Caroline Ravenet. Il s’agit aussi pour un établissement d’affirmer son identité. Dans nos enseignements, on cherche désormais à montrer aux apprentis qu’il y a des techniques basiques, mais qui doivent être mises au service de l’atmosphère du lieu dans lequel ils évoluent. On ne va pas se leurrer, c’est difficile de faire intégrer de telles notions à des jeunes de 15 ans, mais on sème des graines.»

L’équipe du Bistrot Racines à Chartres (Eureet-Loir) pourrait bien la prendre au mot. Pour rendre les apprentissages scolaires très concrets, le chef imagine des suggestions en lien avec le programme. «On essaye de se caler sur les techniques qu’ils sont en train d’apprendre pour qu’ils puissent s’entraîner en service, explique Charlotte de Calbiac, directrice du restaurant. L’autre avantage, c’est que ça casse la routine pour l’ensemble de l’équipe de salle mais aussi pour les clients qui vivent une expérience différente à chaque fois.»

Cet aspect guide en effet la philosophie de service de l’établissement. Dans ce bistrot qui se dit «un peu canaille», la proximité et la convivialité sont de mise. Le show aussi. Le dessert signature n’est autre que l’île flottante, servie à la portion sur un généreux gâteau d’œufs à la neige de 18 parts. «Les gestes en salle, c’est aussi pour montrer, pour exposer, car on sait que cela permet de mieux vendre ensuite. Lorsqu’on sert l’île flottante, il se crée toujours une connivence avec le client sur la taille de la portion, mais aussi avec les tables voisines.Les clients ne perçoivent pas ça comme des gestes techniques, mais comme une partie de l’expérience. On a piqué des codes de la restauration gastronomique mais on les applique avec moins de cérémonial, de manière plus spontanée.» Dans le même esprit, le carafage des vins est de mise, le service des digestifs en jéroboam ou en dames-jeannes, toujours à la pipette.

Un frein pour le service ?

Il est légitime d’imaginer que l’ajout de cette gestuelle ralentit le service. En réalité, les restaurateurs interrogés sont unanimes: le geste ne prend pas plus de temps que la parole. «Nous l’avons rajouté en même temps que le discours, ça vient dans la continuité, témoigne Charlotte de Calbiac. Notre succès tient notamment à cette capacité d’accueil et d’expérience, et donc au temps qu’on consacre aux clients.» Un constat que partage Louis Festa dont l’équipe de 3 personnes gère 35 couverts. «Sur le papier, on pourrait penser que cela donne des tâches supplémentaires. Au contraire, ça évite même de perdre du temps à répondre à des questions par exemple.» La question des compétences du personnel est également redondante. Mais là encore, elle est rapidement évincée. «Nous n’avons jamais abordé ça comme une difficulté, même avec les saisonniers qui reviennent d’ailleurs tous les ans», souligne la directrice du Bistrot Racines. Le bon sens managérial a également à voir dans l’affaire. «On peut réfléchir à des actions qui ne demandent pas de rester 10 minutes à table, et à la portée d’un personnel qui n’est pas formé outre mesure.» La transformation de la salle est en marche.

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