Les rades se refont une image
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Les bars-tabacs de quartier sortent de l’anonymat. Longtemps cantonnés à des lieux de passage, certains deviennent des destinations, tant pour leurs assiettes que pour leur ambiance. À la faveur d’une certaine nostalgie, ces rades incarnent plus que jamais l’idée du vivre ensemble et de la convivialité. Des établissements se sont lancé le défi de moderniser le genre, en préservant ce qui fait un bistrot de quartier : son âme.
Avec son enseigne rougeoyante qui ceinture l’angle des rues Amelot et Saint-Sébastien, dans le 11e arrondissement parisien, L’Étincelle ressemble à bon nombre de bars-tabacs parisiens. Mange-debout face au comptoir en zinc, guérite pour les jeux et le tabac, et une vingtaine de tables vers le fond de la salle. Un décor dans son jus, qui hésite entre banquettes en sky, tables nappées, fresques d’époque et fleurs artificielles. Pourtant, l’adresse s’est fait un nom et a su fidéliser une clientèle au-delà du quartier. On y mange bien, une cuisine française simple, des sandwichs faits minute, mais aussi l’un des meilleurs bo bun de Paris. Le soir, les spécialités vietnamiennes côtoient les habituelles planches, et une carte de cocktails bien pensée donne le ton de l’ambiance. La famille vietnamienne qui a repris le lieu, il y a des années, a choisi de sortir des stéréotypes du genre pour laisser parler ses envies.
En découlent un joyeux mélange de populations et une identité singulière qui séduit aussi bien la clientèle jeune et branchée que les retraités. Le bistrot est un refuge de la vie sociale, « des petites ambassades de la vie, là où on prend le pouls du coin », comme se plaît à dire le photographe Guillaume Blot, qui consacre un livre (Rades, éditions Gallimard, 2023) à ces lieux, partout en France. Les consommateurs montrent en effet un regain d’intérêt pour ces endroits simples, presque une nostalgie pour ces atmosphères de plus en plus rares. « Les cafés pâtissent notamment de la gentrification des quartiers, les riverains tolèrent de moins en moins le bruit, estime-t-il. Et puis les habitudes ont évolué, on se retrouve désormais plutôt devant un burger ou dans un coffee-shop que devant un comptoir. »
Opération séduction
Face à l’image vieillissante du bar-tabac, les grands acteurs du jeu et du pari en France tentent de renouveler le modèle. Dans le 8e arrondissement, le bistrot Hasard propose une nouvelle équation autour des jeux. « L’objectif était de déployer les jeux en dehors des bureaux de tabac à travers un bistrot du coin, qui ne soit pas anonyme, comme c’est généralement le cas. On souhaite que les gens ne viennent pas indifféremment chez nous », explique Pierre Masset, fondateur du lieu, en partenariat avec la Française des jeux.
L’établissement mise tout sur la qualité de la restauration, avec une carte courte façon cantine à midi, qui séduit les salariés du quartier, et des assiettes à partager le soir, qui attirent une tout autre clientèle. Toujours à prix contenu mais avec de bons produits. « On a modernisé les plats intemporels qu’on attend dans ce genre de bistrot, par exemple avec une version végétarienne du chou farci ou un pain spécial pour le croque-monsieur. Nous voulons moderniser, pas refaire le bar d’antan. »
Le jeu trouve aussi sa place à table, avec la possibilité de commander son ticket à gratter en même temps que le café, et des événements animent régulièrement le lieu. Le bar est central, pour inciter à la convivialité et les circulations ont été pensées pour chaque expérience client : le bar au centre, la zone de jeux, la salle. Une manière de décomplexer tous les publics, peu importe la raison de leur visite.
C’est également ce qui motive les fondateurs du Cornichon, récemment ouvert dans le 11e arrondissement. « Notre constat, c’était de se dire que les bars du coin sont une part du patrimoine français, mais qu’ils ont l’image de lieux pas accueillants, et où on va encore moins se restaurer, indique Paul Henri, à la tête de l’établissement. On est un peu entre-deux : il y a plein de cafés où il y a une bonne ambiance, mais souvent on ne mange pas très bien. Et à l’inverse, des restaurants où on mange bien mais où c’est trop formel. »
Là aussi, le duo qu’il forme avec le chef Bertrand Chauveau a souhaité tout miser sur le contenu de l’assiette, dans un décorum savamment étudié. Du petit déjeuner aux cocktails du soir, chaque tranche horaire retravaille les grandes bases de la cuisine populaire française, « mais avec un travail de l’ombre très important en cuisine ». Le semainier du midi répond à la carte des habitués, plus bourgeoise, et convainc aussi bien « les salariés du coin que les retraités de la paroisse », puis vire en plats à partager le soir avec un service volontairement plus déconstruit. « On est d’ailleurs plus un bar qu’un restaurant le soir, les types de consommations sont beaucoup plus mélangés. »
Le nouveau pari du PMU
Depuis deux ans, la marque PMU s’est également investie dans une vaste opération de modernisation et de valorisation de ces points de vente. Elle sort d’ailleurs, ce 14 novembre, un guide des PMU en France en collaboration avec Le Fooding (voir encadré). Après des campagnes publicitaires, elle a aussi lancé en 2023 un nouveau concept pour ces points de pari. L’entreprise de paris hippiques, qui compte 14 000 commerces partenaires en France, a choisi de rénover sa proposition en se rapprochant de l’esprit du bistrot à la française.
Ces Paris Mutuel Urbains, dont 150 points de vente de centre-ville seront bientôt équipés, reprennent ces codes cosy et conviviaux. Mobilier, décoration inspirée du monde hippique, agencement, ces espaces doivent amener du confort et du standing aux parieurs, mais aussi un meilleur cadre. Aux Volcans, établissement bien connu du Faubourg Poissonnière, dans le 9e arrondissement, pour être l’un des seuls du quartier à diffuser les courses hippiques, une quinzaine de parieurs s’égosillent face à l’écran, dans la discrétion d’une salle qui leur est réservée.
Leur entrain n’entame en rien la tranquillité d’un homme d’affaires, concentré sur son ordinateur en buvant machinalement son café au comptoir. Ni la quiétude de ce retraité, accroché à son verre de rosé en attendant son plat du jour. Ici, les courses hippiques, les jeux et le tabac ont toujours cohabité avec la restauration. Il y a un an, le gérant a souhaité bénéficier du nouveau concept d’aménagement imaginé par PMU. « Dans cette salle, on ne gêne personne. On vient parier tranquillement et les personnes qui sont là pour déjeuner ne sont pas ennuyées par les courses, estime Mathieu*, habitué de l’établissement. L’ambiance est sympa, c’est plutôt confortable. »
Au Balto, dans le 16e arrondissement, « le bouche-à-oreille a permis de rajeunir un peu la clientèle », indique Jean-Paul, serveur, depuis que l’établissement a réaménagé son arrière-salle adoptant ce nouveau concept. L’espace bardé de bois clair, qui contraste avec le côté bar, s’apprête à accueillir une quinzaine de couverts pour le déjeuner, pas forcément des parieurs, même si les écrans et les bornes à proximité rappellent la finalité du lieu. Peut-on réellement moderniser le bistrot de quartier sans changer son identité fondamentale ?
L’exercice est en effet périlleux et ne tient, finalement, pas d’une méthode. « On peut sans doute faire évoluer la décoration, la qualité de la nourriture. Mais certains établissements qui se revendiquent des rades me paraissent davantage des déclinaisons marketing du concept du vintage, estime Guillaume Blot. Les bistrots du coin ont ce dénominateur commun d’être des endroits où on sociabilise au comptoir, définis avant tout par cet esprit humain, une forme de couloir entre le public et le privé. La boisson et la nourriture sont des prétextes. L’âme, elle ne s’achète pas, elle est insufflée par les patrons, les clients. Le petit plus se fait avec le temps, le lieu se charge de souvenirs, les clients se l’approprient. Au-delà de la décoration et du flipper dans un coin, ce qui fait un rade, ce sont les gens. »
* Le prénom a été changé à la demande de l’intéressé.