Amertume : le retour en grâce

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L’amertume, cette saveur qui ne s’apprécie d’ordinaire qu’avec le temps, trône aujourd’hui fièrement dans le paysage des boissons. Son retour en grâce a été permis par l’univers de la mixologie, qui a également remis sur le devant de la scène des marques historiques françaises de vermouth et d’amer.

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Image d'illustration. Crédit : DR.

Durant une journée ensoleillée, en terrasse d’un restaurant, de grands verres de couleur orange fleurissement sur les tables. La couleur caractéristique du spritz le différencie aisément des autres types de cocktail. Originaire d’Italie, celui-ci, qui se compose de vin pétillant, d’eau gazeuse et d’un amer, a dépassé le simple e et de mode. La boisson à l’amertume prononcée est en effet devenue un incontournable des cartes des CHR et même l’un des cocktails les plus demandés. Le spritz est ainsi annoncé comme le cocktail numéro deux en France, juste derrière le mojito, aussi bien en notoriété qu’en usage. « Il y a dix ans, le lancement d’Aperol Spritz en France a rouvert la catégorie de l’amertume, lance d’emblée Stéphane Cronier, directeur marketing spiritueux chez Campari France, groupe possédant l’amer italien. Le Spritz a eu un rôle de moteur sur le marché français, qui était alors faiblement consommateur. Il a servi de porte-drapeau. » Le représentant du groupe, qui réalise entre 20 et 30% de croissance depuis plusieurs années, va même plus loin: « Il a démocratisé l’amertume car, de par son profil aromatique, il s’agit d’un amer doux, qui dispose d’une cible plus jeune, âgée de 25 à 35 ans, composée de jeunes actifs urbains. » Ce type d’amer a en effet permis d’élargir le spectre de personnes susceptibles d’aimer cette saveur. Et pour cause, typiquement, elle est habituellement moins appréciée des plus jeunes. Le goût pour l’amertume se développe ainsi progressivement, avec l’âge. « Il s’agit d’un phénomène physiologique. Plus nous vieillissons et plus nous aimons l’amertume », confirme Stéphane Cronier. C’est avec un profil plus sucré qu’Aperol a réussi à attirer une jeune génération dont le palais était davantage accoutumé au sucré. Il a ainsi servi de porte d’entrée et a permis à cette saveur de connaître une réelle tendance sur le marché hexagonal. « La population française s’était déshabituée de l’amertume, mais elle a commencé à être rééduquée grâce au spritz pour ensuite aller vers de l’amertume plus complexe », abonde Aude Mennweg, cheffe de produit Martini. Le groupe LVMH ne s’y est d’ailleurs pas trompé. L’une de ses marques, Chandon, producteur de vins pétillants établi en Argentine depuis 1959, a lancé Chandon Garden Spritz, un spritz prêt à boire. D’abord localement, en 2019, puis à l’international et notamment en France en 2021, à destination des cavistes et CHR. « En Argentine, nous aimons l’amertume. Le pays est d’ailleurs le premier consommateur de Fernet-Branca [amer italien, NDLR], devant l’Italie. De plus, l’Argentine est un producteur d’oranges. Nous avons donc apporté l’amertume qui nous est chère, en plus de l’orange », justifie ainsi Morgane Pont-Bruyns, directrice de la culture de la marque.

L’aide de la mixologie

Ce retour au premier plan de l’amertume a particulièrement été conduit par l’univers de la mixologie. Les deux tendances de l’amertume et du cocktail ont ainsi pu se nourrir l’une et l’autre. Elles ont progressé dans les habitudes de consommation pour s’élever au rang de tendance. En effet, celle du cocktail n’est plus à démontrer et même le cocktail sans alcool devient peu à peu un indispensable de l’offre des CHR. Ainsi, en 2023, le cocktail demeure à la quatrième place des boissons alcoolisées préférées des Français. Il a connu un gain de 9 points, passant de 20% en 2022 à 29% en 2023. « Le tonic est plutôt un marché assez âgé pour le soft, mais il se recrée à travers les plus jeunes qui les utilisent en mixologie. L’amertume arrive plus tôt grâce à l’univers du cocktail », constate ainsi Barkan Cohen, Brand Manager Senior Schweppes. La marque ne peut en effet être dissociée de son iconique Indian Tonic à l’amertume bien présente. « À travers notre tonic, l’amertume est une priorité. Indian Tonic représente Schweppes, elle aide à construire notre image », souligne-t-il. La marque, qui appartient au groupe nippon Suntory Beverage & Food, note en outre une progression qui se traduit dans les chiffres.

« Schweppes a gagné 70 % de parts de marché. En 2022, nous avons dénombré plus de 550 000 acheteurs supplémentaires », indique Barkan Cohen. Néanmoins, l’engouement pour les cocktails, et en particulier ceux amers, ne concerne pas de nouvelles créations, mais bel et bien des références déjà existantes. « L’amer fait un peu son retour en grâce. Les CHR français, par le biais du spritz et du cocktail, remettent de l’amertume dans leurs propositions. Les grands classiques que sont le negroni, le manhattan ou le martini constituent des indémodables qui reviennent sur le devant de la scène », explique Pierre-Olivier Rousseaux, président de Dolin, spécialisé notamment dans la fabrication du vermouth. Même avis pour Matthias Giroud, bartender cofondateur de L’Alchimiste (Paris, 4e), spécialisé dans le conseil en mixologie. « Il existe différents types de boissons amères, comme celles à base d’écorces d’agrumes ou de gentiane, l’amertume fait partie de la culture du bar », argumente-t-il. Par ailleurs, la demande en amertume a conduit à l’ouverture d’un établissement complètement dédié à cette saveur, le bien nommé Amaro dans le 9e arrondissement de Paris. L’ADN de ce bar à cocktails porte sur l’aperitivo à l’italienne, avec des bouchées à déguster, mais surtout une carte de cocktails mêlant classiques revisités et pures créations autour de l’amertume. « Actuellement, il existe un grand engouement pour le negroni, note Julie Martin, bartender en chef chez Amaro Paris, au sujet du cocktail qui révèle davantage d’amertume que le spritz. Il y a un boom du negroni depuis très longtemps au Royaume-Uni. Les tendances des États-Unis et du Royaume-Uni arrivent, ils boivent très amers, ils aiment cette saveur dans leur cocktail. Le principe est le suivant : les États-Unis lancent une mode, le Royaume-Uni reprend et nous, la France, arrivons en dernier, avec 5 à 10 ans d’écart. »

Chez Amaro, dans l’optique de mettre à l’honneur l’amertume, Julie Martin dispose d’une belle gamme de boissons qui serviront à la confection de ses créations. « Nous avons 40 à 60 références d’amers, avec les vermouths. Chaque amer est différent : un de gentiane, un autre de rhubarbe, on peut aussi les mélanger. Il y en a maintenant un peu partout. Nous essayons aussi bien d’avoir des vermouths français, qu’italiens, grecs ou norvégiens », développe-t-elle. Et parmi les marques incontournables : « Suze, Salers, Picon sont des classiques français qui fonctionnent bien », ajoute-t-elle. Mais il n’est pas nécessaire qu’un CHR veuille développer une offre uniquement centrée sur l’amertume pour qu’il dispose des produits essentiels à la préparation de tels cocktails. En effet, ils font partie des indispensables pour chaque bartender. « Ce qui est sûr, c’est que la trousse à outils des barmen est vraiment sur l’amer, vous êtes dépassé si vous n’avez pas ces produits dans votre bar », confirme Emmanuel Brandelet Brand Ambassador de Maison Villevert. L’entreprise propose dans son portefeuille de marques La Quintinye Vermouth Royal et Amaro Santoni. Ces vermouths, considérés comme des apéritifs à base de vins, et amers, enregistrés quant à eux dans la catégorie des spiritueux du fait du processus de distillation, connaissent pour la plupart une longue histoire et n’ont pas toujours été associés aux cocktails. En effet, ces créations peuvent se boire aussi bien pures, qu’allongées avec de l’eau gazeuse.

Le retour des marques historiques

Les vermouths et amers connaissent également un engouement, d’un ordre différent d’une catégorie à l’autre. « Nous ne sommes pas encore capables de dire que les volumes augmentent, mais plutôt que la valeur s’accroît », admet ainsi Jérôme Perchet, président de la Fédération française des vins d’apéritif (FFVA), qui est notamment constituée des producteurs de vermouth. Quant aux amers, la situation est clairement à la hausse. « D’après IWSR 2021, les amers représentent 18 millions de litres en France et sont en croissance de 10% par rapport à 2020. Ils représentent 5 % de part de marché volumes sur le marché des spiritueux et 3% de part de marché valeur. Sur neuf ans, les amers ont pris en moyenne 4% par an, notamment à partir de 2013 », dévoile en effet Adeline Villard, Senior Brand Manager chez Pernod Ricard. Cette progression est même encore plus importante dans les CHR. « Le hors-domicile reste un circuit de distribution important avec 4,7 millions de litres vendus en France et une croissance de 34% par rapport à 2020 », complète-t-elle. Du côté des amers, dans le trio de tête, deux marques françaises historiques sont présentes. Trois marques sont responsables pour les plus gros volumes : Picon (24% de parts de marché en volume), Aperol du groupe Campari (20% de parts de marché en volume), et Suze (17% de parts de marché en volume) marque historique du groupe Pernod Ricard, selon les chiffres de la représentante de Pernod Ricard. Ces données traduisent le retour au premier plan de produits français qui avaient pu passer aux oubliettes. « L’offre s’est très peu renouvelée parce qu’il s’agit de marques historiques, constate Stéphane Cronier, de Campari France. Il y a à la fois un retour aux classiques et une réassurance sur la tendance de marques artisanales. La notion d’héritage est très importante. Aujourd’hui, tout le monde est à la recherche de ses racines. »

Pour preuve, le groupe a acquis la marque Picon l’année dernière. L’autre grand renouveau concerne Suze, détenue par Pernod Ricard. « D’après les données IRI à fin décembre 2022, Suze est en croissance en CHR avec 122 000 litres vendus sur ce circuit et un dynamisme de +3,7 % par rapport à 2020 », indique Adeline Villard. Forcément, ces bons chiffres redonnent le sourire aux acteurs du secteur. « C’est assez génial pour les marques françaises comme la nôtre qui n’ont jamais cessé d’exister, mais qui ont été un peu en sommeil. Grâce au monde du bar et l’envie de découvrir des produits historiques, on redécouvre de l’ancien », se félicite quant à lui Pierre-Olivier Rousseaux, président de Dolin, maison fondée en 1821. Néanmoins, ces différentes marques ne restent pas dans le classicisme. Elles cherchent au contraire à s’adapter et être en phase avec les consommateurs de leur époque. Le no-low est notamment l’un des axes de travail. Suze a ainsi sorti en 2022 Suze Tonic 0%, un prêt-à-boire sans alcool. Avec ses références Vibrante et Floreale, Martini a également mis un pied dans l’univers no-low. Ces apéritifs à base de vin avec un procédé de désalcoolisation à la fin permettent de conserver les propriétés organoleptiques du produit. Les deux références peuvent par ailleurs être consommées aussi bien avec du tonic que dans un cocktail alcoolisé, permettant ainsi de ne pas alourdir la boisson en termes de degré alcoolique. Une stratégie qui se révèle finalement payante, permettant en effet d’attirer davantage les jeunes générations, qui constituent les consommateurs d’aujourd’hui, mais surtout de demain. « Tous circuits confondus, Martini recrute une population plus jeune sur ses innovations, comme Fiero et le sansalcool, que sur la gamme de vermouths classiques », note Aude Mennweg, de Martini. Face à la demande croissante pour l’amertume et au retour de marques françaises historiques, l’optimisme règne du côté de la FFVA.

« Nous sommes sur des produits très générationnels. La Suze a bien marché, a baissé et, maintenant, après 30 ans, revient. Nous repartons pour une génération », s’enthousiasme ainsi Jérôme Perchet, qui demeure par ailleurs « très confiant pour les vermouths ». Même son de cloche du côté de Campari France, avec Stéphane Cronier : « En France, il y a un énorme potentiel. Nous ne sommes qu’au début de l’histoire. Ce n’est pas le début de la fin, c’est la fin du début. »

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