Jeanine et Jean-Louis Bras : Une longévité de 90 ans
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Depuis 1934, la famille Bras règne Au bon coin. Trois générations se sont succédées à la tête de ce bistrot qui s’est agrandi au fil des années. Jean-Louis, qui représente la dernière génération, continue de diriger cet établissement prospère sans compter ses heures, en veillant à ce que rien ne change. On ne touche pas à la recette du succès…

Au début des années 1920, un immeuble a été construit à l’angle des rues de Cloys et Montcalm (Paris 18e). Un commerce de vins et charbon, baptisé Au bon coin, a immédiatement pris place au pied de l’édifice. Deux Aveyronnais, tous deux originaires de Nayrac, se sont d’abord succédés pour l’exploiter. Puis, en 1934, un autre Aveyronnais, Adrien Valenq, originaire d’Huparlac, a, à son tour, racheté l’établissement. Il est resté beaucoup plus longtemps dans les murs que ses prédécesseurs. Et 90 ans plus tard, sa photo en noir et blanc est toujours accrochée au mur et sa famille demeure à la tête d’Au bon coin.
D’ailleurs, le 4 avril dernier, sa fille Jeanine et son petit-fils Jean-Louis Bras, actuel patron, ont célébré cet anniversaire. La vie de Jeanine se confond avec l’établissement. Elle est née en 1935, à l’hôpital Bichat. Comme c’était la coutume à l’époque, elle fut expédiée, ainsi que sa sœur Odile, dans une ferme à Saint-Amans-des-Côts pour y être élevée par sa grand-mère. La patronne d’Au bon coin détient toujours cette maison où elle passe l’été.
Elle se rappelle que le retour à Paris, à l’âge de 13 ans, fut difficile. Dans l’immédiat après-guerre, les journées sont rudes. Au bon coin vendait du charbon en gros et l’arrière-boutique ne suffisait pas au stockage. Le père de Jeanine disposait pour cela de deux terrains, l’un proche de l’établissement et l’autre sur la gare de la Chapelle. «Il déchargeait régulièrement seul des wagons transportant 22 tonnes, et ensuite, il fallait monter les sacs chez les clients…», se souvient-elle.
« Notre maison raconte l’histoire de Paris. »
Après son mariage avec Raymond Bras, un entrepreneur en maçonnerie de Saint-Amans-des-Côts, Jeanine persuade ce dernier de monter à Paris pour prendre la suite de ses parents Au bon coin. « Il avait l’intention de passer une vingtaine d’années dans la capitale avant de retourner dans l’Aveyron », raconte Jean-Louis Bras. Malheureusement, il ne reverra pas son cher Aubrac en raison de son décès prématuré, à l’âge de 42 ans. Ses fils, Jean-Louis et Sylvain, étaient alors respectivement âgés de 9 et 5 ans. La famille a dû faire front pour tenir le choc.
« Malgré notre jeune âge nous passions le balai et rangions les chaises sur les tables, se remémore Jean-Louis. Le midi, nous faisions la vaisselle avant de repartir à l’école. Finalement, je crois que si mon père n’était pas mort, la famille ne serait plus ici aujourd’hui. » C’est aussi à cette époque charnière qu’Au bon coin a dit adieu aux livraisons de charbon, en nette perte de vitesse, pour se concentrer sur la restauration. « Au début, nous nous contentions de réchauffer une dizaine de gamelles le week-end, confie Jeanine. Puis une usine voisine nous a demandé de proposer un plat du jour… ».
Succession assumée
Jean-Louis Bras s’est totalement inscrit dans la démarche maternelle. Après avoir exercé deux ans comme commis métreur, il est venu prêter main-forte à sa mère en 1990. Cinq ans plus tard, il prend la direction de l’établissement qu’il a largement développé en annexant trois boutiques voisines. La capacité d’Au bon coin est ainsi passée de 30 à 130 places, et le patron dispose d’un coin caviste avec 200 références. C’est ainsi que ce bistrot est devenu le poumon de ce quartier du 18e arrondissement. Chaque jour, près de 300 couverts y sont servis. Les clients apprécient les bons produits achetés sur les marchés locaux ou à Rungis, mais aussi chez quelques fournisseurs aveyronnais, comme le Manoir d’Alexandre.
Le formica qui recouvre le comptoir et les tables depuis la fin des années 1950 est toujours là. La carte du jour propose du confit, des tripes, du filet mignon. Et la clientèle en redemande. « Rien n’a changé, notre maison représente un condensé de l’histoire de Paris, renchérit Jean-Louis Bras. Il n’y a pas de télé, cela nuit à l’ambiance. » Cette ambiance résulte d’une alchimie improbable,opérant dans un lieu où toutes les classes sociales se côtoient. Le patron met un point d’honneur à être présent dans l’établissement, où il demeure le garant, de l’ouverture à la fermeture. Il assure ainsi économiser trois postes dans cet établissement, qui fonctionne avec seulement 12 employés. Mais cet investissement personnel n’est pas seulement lié à une volonté d’économie.
« Je reconnais que c’est parfois excessif, concède Jean-Louis, mais c’est ma façon de faire à l’ancienne. Jamais je n’aurais pu diriger simultanément plusieurs restaurants comme beaucoup le font aujourd’hui. Il faut que je sois sur le terrain. » Cette présence de tous les instants révèle aussi une valeur cardinale du management, comme le souligne le patron : « C’est important d’accueillir chaque client, de féliciter et d’encourager le personnel au quotidien. » Cela explique sans doute le turn-over inexistant de l’établissement. L’adresse reflète vraiment un « bon coin » pour les clients comme pour les employés.