Fragiles et magnifiques bars-concerts
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Accueillir des musiciens n’apporte pas la fortune aux cafés et aux restaurants, mais plutôt des soucis supplémentaires. Pourtant, ces précieuses scènes tremplin révèlent et forment les nouveaux artistes. Et offrent au public une belle diversité de spectacles vivants.
Faciles d’accès pour les artistes comme pour le public, les petites salles des bistrots constituent le premier maillon d’une culture vivante. Musiciens et auteurs y rencontrent un public pour présenter leurs créations. Voisins, visiteurs et touristes découvrent des univers, un loisir abordable dans un lieu ouvert, festif et convivial. Ancrées dans leur quartier, leur territoire, ces initiatives indépendantes rarement subventionnées génèrent une richesse artistique de proximité, un lien social, une visibilité, des emplois – bref, un véritable service public culturel. Les pubs de Grande-Bretagne ont ainsi vu naître des groupes mythiques qui ont conquis la planète.
La pandémie de Covid-19 fut une épreuve, car le virus a favorisé le commerce numérique. Et la leçon de la crise fut de revenir aux produits locaux et aux circuits courts, mais l’écran s’impose en tant que passage obligé de la création, tandis que les multinationales du divertissement formatent héros et imaginaires. Même les Parisiens restent chez eux le soir, devant Netflix. De nombreux lieux ont fermé, tel le Don Camilo (Paris, 6e), fin 2023. Depuis sa création en 1953, de nombreux artistes y avaient pourtant débuté : « Léo Ferré, Mouloudji, Enrico Macias, Georges Moustaki, Thierry Le Luron, Serge Reggiani, Charles Trénet… » Richard Vergnes, propriétaire et fils du fondateur, l’a cédé à cause de difficultés financières.
Organiser des spectacles s’ajoute aux contraintes de la restauration, car cela implique la rémunération des artistes et de l’ingénieur du son, une complexité administrative et un travail de communication supplémentaire, donc des coûts impossibles à répercuter sur l’addition du client. Voici cinq établissements qui se sont malgré tout lancés dans cette valeur culturelle ajoutée.
Le Connétable
À tout seigneur, tout honneur : Françoise Wilcz a repris en 1979 ce restaurant-théâtre, ancien hôtel particulier du cardinal de Retz (1613-1679) qui abrite désormais trois petits mondes. Au rez-de-chaussée, le bar de nuit aux lumières douces est ouvert jusqu’à 5 h, du lundi au samedi. Les princes de la chanson française, dont Maurice Fanon – qui fut le mari de Françoise Wilcz –, s’affichent sur les murs. À l’étage, les poutres sombres et les bougeoirs du restaurant.
La cave accueille une trentaine de spectateurs pour un récital intimiste et souvent sans micro, autour du piano. Des mots engagés, sensibles, un ou deux concerts chaque soir, écoutés en silence comme au théâtre. C’est l’une des plus petites et plus actives salles de chanson française à Paris, avec un fonctionnement simplissime : la cave est mise gracieusement à disposition des artistes qui s’occupent de leur promotion, leur communication et passent eux-mêmes le chapeau. Puis se retrouvent avec leur public pour un verre au rez-de-chaussée.
Le Melting potes
Un bar à l’ancienne, situé à l’écart des grands axes, même si le métro Mairie-des-Lilas est proche. Sans la personnalité de Biau et sa passion pour la musique, l’adresse serait un appartement depuis longtemps. Mais chaque semaine, Biau expédie un mail qui annonce le programme du vendredi soir : le Piano qui chante de Bernard Toubiana, un théâtre d’improvisation se terminant par « éteignez la télé, coupez les ordis, oubliez vos portables et… sortez d’chez vous !!! »
Les voisins acceptent ses concerts car à, 23h pile, il impose le silence. Les musiciens l’apprécient car il passe le chapeau, « et il est plutôt bon quand c’est moi qui m’en occupe ! » Catherine Ringer était venue en voisine écouter Family Affairs, le groupe de son fils Raoul Chichin, et avait même chanté quatre titres. « Mon bâton de maréchal ! », se réjouit l’homme au catogan, qui sait tout faire et bien sûr cuisiner ; ce n’est pas tous les jours qu’un bistrot accueille la voix des Rita Mitsouko.
Le Scénobar
Une autre rue discrète, et mal famée, lorsque le turbulent Pat ouvrit La Féline en 2006 : « C’était crackland, ça craignait vraiment. » Quelques milliers de concerts gratuits plus tard, Pat ferme son bar rock pour « nuisances sonores ». Christelle le reprend en 2019 avec une programmation de chansons plus acoustiques : « J’aime pas quand c’est fort », lâche-t-elle. Ce qui n’a pas empêché la plainte d’un voisin et une étude d’impact à payer. Au menu : mercredi scène ouverte, jeudi Scénolabo (le même artiste un jeudi par mois, trois mois de suite), vendredi Scénobaret (6 artistes, un quart d’heure chacun), samedi concert ou « Scénofolie », et dimanche concert cosy. Relâche lundi et mardi. « Je pensais reprendre un bar avec une scène, c’est plutôt une scène avec un bar ! » Christelle présente les artistes, virevolte de la table de mixage à la tireuse à bière – l’entrée est gratuite et le comptoir son seul revenu.
Le travail ne manque pas, en particulier pour répondre aux artistes. « C’est d’abord un contact humain, je leur propose de passer, j’essaie de voir si le Scénobar correspond à leur projet, à leur style. Il y a un vrai besoin de salles. » Les demandes de privatisation sont nombreuses, mais elle les refuse, malgré ses difficultés financières. Sa joie de « taulière », comme elle se définit : « Offrir deux heures de bonheur au public avec des artistes qui débutent, dont certains sont maintenant sur de grandes scènes. »
Bateau El Alamein
Marine et son frère ont hérité du bateau que leur mère Geneviève avait amarré en 1996 au bas de la BNF, leur domicile. À l’époque, public et artistes traversaient un quai en chantier pour rejoindre la salle aménagée dans la cale, où Bernard Lavilliers tourna un clip. Vingt-six ans plus tard, Marine accueille toujours des concerts, « éclectiques, aussi bien chanson que rock turc ! » à petit prix – 10 € en prévente, 12 € sur place – qu’elle restitue généreusement aux artistes (moins les taxes CNM et SACEM et 2 € pour le bateau). Son revenu : bar et restauration, dans la péniche et sur ses 60 m2 de terrasse l’été. Le navire requiert un entretien régulier, qu’elle assure.
Entre-temps sont arrivés de gros poissons et d’énormes investissements flottants. Le souci qui préoccupe Marine : l’administration portuaire et les redevances à géométrie variable qui submergent les bateaux, des charges non justifiées dont elle conteste les montants et la légalité. Elle cite des représentants du Port affirmant que « la culture n’est pas rentable » devant le maire du 13e de Paris. La convention exigeait pourtant une activité artistique et Marine n’a pas lésiné en organisant d’innombrables concerts. Aujourd’hui, elle réduit la voilure et loue en privatisation pour renflouer sa trésorerie. « J’ai hâte de retrouver mon vrai métier : accueillir des musiciens. »
L’Anecdote
Une adresse dans l’air du temps, sous forme de coopérative, fondée par six associés qui aiment l’ambiance du café et les concerts. « C’est notre terrain de jeux, on fait ce que l’on veut ! », apprécie Isabelle Grier. Les associés ont décidé des semaines de 32 heures et des postes polyvalents, sans hiérarchie et avec le même salaire. « Chacun fait un peu tout, comptoir, cuisine, administratif, communication. » L’Anecdote accueille les passants de 8 h du matin à minuit, avec une formule déjeuner pour la clientèle de bureaux, et des tapas le soir durant les animations. Samedi, chanson ou scène ouverte ; le premier mardi du mois, atelier collage et quiz culture générale ; jam à Léo le premier mercredi du mois, scène poésie-slam le second mercredi du mois ; et un jeudi sur deux, Marcello sound system débarque avec ses carnets de chants.
Mais L’Anecdote c’est aussi : ateliers d’écriture de chansons, jam musique de la Renaissance, soirée chants de marins, tournoi de belote, blind test… « On s’est rendu compte que le samedi, c’est vraiment calme dans le quartier. Le concert fait venir des gens », précise Isabelle Grier. « On reçoit énormément de propositions d’artistes, je n’ai pas le temps de répondre à tous ». Pendant le concert, « il y a une très belle écoute », mais le service continue au bar, à voix basse. « Et je passe le chapeau ensuite. »