L’opportunité de la banlieue

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Les départements franciliens affirment de plus en plus leur autonomie et leur spécificité vis-à-vis de la capitale. Cette émancipation passe par la restauration avec la création, durant cette dernière décennie dans la petite couronne, de nombreux établissements d’envergure qui n’ont rien à envier aux « spots » parisiens.

brasserie
L’Isolé, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), dipose d’une architecture atypique. Crédit : DR.

De plus en plus de restaurateurs tentent désormais leur chance en banlieue. Plusieurs raisons les conduisent à opter pour cette solution. D’abord, sur le plan financier, les conditions d’installation sont souvent plus avantageuses et facilitent l’accès à des locaux plus spacieux. Ensuite, à Paris, le marché s’affirme très concurrentiel en raison d’une offre pléthorique. Enfin, la proche banlieue fait l’objet d’une gentrification conséquente ces dernières années. «Aujourd’hui, souligne Michel Arfi, les banlieusards ne vont plus à Paris, les difficultés de circulation et de stationnement les en ont dissuadés. » Depuis deux ans, cet ancien grossiste en viande de Rungis, accompagné de son frère Patrick, ancien patron des Boucheries Chassineau à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), a repris en main le Coq de Bougival (Yvelines).

Cet établissement a connu autrefois la gloire et les honneurs du guide Michelin sous l’enseigne Coq Hardi, puis a ensuite subi une lente dégringolade achevée avec la faillite de la chaîne Chez Clément, qui y avait posé son enseigne. Dès 2018, les deux frères se sont employés à relancer le Coq, d’abord avec David Cheleman, qui exploite désormais une autre grande brasserie voisine, La Maison Louveciennes (Yvelines). Ils ont ensuite pris la direction opérationnelle du Coq en 2022. «Nous avons décidé de redonner son lustre à l’établissement, indique Michel Arfi. Nous avons créé un effet boule de neige en fidélisant une clientèle d’un certain âge qui aime prendre son temps et retrouver l’âme du Coq. » Les deux frères n’ont pas choisi l’option de la haute gastronomie, mais opté pour une brasserie de qualité avec une belle offre de viandes et un ticket moyen gravitant autour de 50 €.

Aujourd’hui, ce type d’offre fait recette en banlieue où une clientèle d’affaires ou des privés assez aisés trouvent une adresse de proximité, leur assurant de passer un bon moment. Ainsi, de nombreux groupes lorgnent dans cette direction. Olivier Bertrand a ainsi pris en main quelques belles adresses du bord de Seine, de L’île (Issy-Les-Moulineaux) à Polpo (Levallois-Perret) en passant par Quai Ouest (Saint-Cloud). Le phénomène s’étend même au-delà de la petite couronne, comme à Argenteuil (Val-d’Oise), où Ischo groupe a relancé le Moulin d’Orgemont, il y a deux ans avec un investissement considérable à la clé. Le mouvement commence à gagner l’Est et la Seine-Saint-Denis. Saint Ouen suscite des convoitises avec les arrivées récentes de Mohamed Cheik, avec Meïda, et Thierry Marx qui a créé le Bouillon du Coq. Il faut aussi évoquer la Communale, plus grand food court d’Ile-de-France, ouvert sur 7 500 m2. D’ailleurs, d’une façon plus générale, les nouvelles créations immobilières dans l’est parisien donnent lieu à l’intégration de brasseries disposant de grands volumes, à l’image du Bistrot des grands Moulins, à Pantin (Seine-Saint-Denis).

Créer sur une page blanche

«Du temps de mes parents, exploiter une affaire en banlieue c’était synonyme de rater sa vie », ironise Renaud Chantegrelet. Pourtant, ce restaurateur originaire de Nasbinals (Lozère), mise tout sur la banlieue depuis une quinzaine d’années. À 43 ans, il est propriétaire de trois brasseries altoséquanaises : Renaud, ouverte en 2009 à Boulogne, puis Paulette créée sur les quais d’Issy-les-Moulineaux et Jean, installé en 2021 dans l’ancien théâtre d’Antony. Renaud a pourtant grandi dans une famille d’hôteliers restaurateurs parisiens et a lui-même effectué ses débuts professionnels en exploitant une civette à Bercy. Mais aujourd’hui, il ne jure plus que par la banlieue et plus spécialement les Hauts-de-Seine, département où le PIB par habitant est proche de Paris et où il peut créer sur des pages blanches. «D’abord, on construit très peu à Paris, explique-t-il. En revanche, les opportunités immobilières existent en banlieue où on peut concevoir un restaurant de A à Z en disposant de volumes appréciables. » Le restaurateur reconnaît aussi que son handicap, une paraplégie, l’a conduit à choisir des lieux spacieux et bien aménagés, facilitant la circulation en fauteuil.

Renaud Chantegrelet n’a jamais racheté de fonds de commerce depuis qu’il est arrivé dans les Hauts-de-Seine. Il a créé de toutes pièces chaque brasserie. Pour cela, il a dû supporter de lourds investissements. Pour aménager les 410 m2 de la brasserie Jean, il a fallu mettre 2 M€ sur la table. Il doit mobiliser la même enveloppe pour refaire actuellement le Café Renaud, quinze ans après son ouverture. Ces investissements lui font d’autant moins peur qu’il est devenu propriétaire des murs du Café Renaud et de Paulette. Sur de nouvelles constructions, cette opportunité est souvent facilitée par l’absence de complications juridiques, qui ont pu se tisser au fil des années dans certains vieux immeubles. D’ailleurs, à Antony – son pari le plus risqué car le plus éloigné de la capitale -, Renaud Chantegrelet a été vite rassuré avec un CA de 3 M€ réalisé la première année. Il faut dire que cet entrepreneur avisé n’a rien laissé au hasard, en installant Jean face au marché pour capter une clientèle du déjeuner, et non loin du cinéma pour assurer des flux lors du dîner. «Nous sommes aussi à proximité du RER et de l’A86 », renchérit-il.

Les Hauts-de-Seine sont particulièrement propices à l’éclosion de ses grandes brasseries banlieusardes. Un entrepreneur, Hakim Gaouaoui à même imaginé le nom de son groupe, Les Bistrots Pas Parisiens, à partir de ce postulat. Après avoir créé Saperlipopette, à Puteaux, il a quadrillé le département avec ses restaurants et brasseries. Associé depuis plusieurs années à l’animateur Stéphane Rotenberg, avec qui il a notamment créé le restaurant Top Chef, à Suresnes, il contrôle désormais une douzaine d’adresses très en vue. Micheline, la dernière brasserie ouverte par Les Bistrots Pas Parisiens a pris place dans l’ancienne gare de Sèvres. La barre est mise très haut, avec la présence de Gilles Goujon, triple étoilé, qui signe la carte. «Nous voulions offrir un endroit authentique qui respire le vécu, comme si vous mettiez les pieds dans un club de polo d’une autre époque », résume Stéphane Rotenberg. C’est Hervé Porte, architecte auvergnat, qui a signé ce décor comme celui de nombreux établissements des Bistrots Pas Parisiens. Connu pour son art d’habiller les volumes, ce Clermontois se distingue dans ses réalisations par un gros travail sur l’acoustique. C’est aussi lui qui a été choisi par Renaud Chantegrelet pour créer Jean. «Il a sublimé les piliers en les enveloppant dans du bois, explique le restaurateur. Il a créé au plafond une forme de canopée qui donne une impression de volume. »

Ces nouvelles brasseries se caractérisent en effet par des décors qui n’ont rien à envier aux réalisations parisiennes les plus en vue. «Avec les 1 300 m2 du Coq du Bougival, il y a un effet Waouh garanti dès que les clients pénètrent dans la salle », se réjouit Michel Arfi. Ces adresses doivent aussi composer avec les spécificités locales. «Je dirai qu’à Issy ou à Boulogne, la clientèle ne diffère pas de celle de Paris, confie Renaud Chantegrelet. Les recettes contemporaines comme le tigre qui pleure sont plébiscitées. Antony, en revanche, est plus à l’écart de la capitale. Les attentes sont plus provinciales. Les clients aiment davantage prendre leur temps. Ils apprécient des plats d’abats, comme les ris de veau que je n’arriverais pas à vendre à Issy ou à Boulogne. »

Le rythme de travail présente aussi des différences. Victor Gaillard et son associée, Alice Di Cagno, ont quitté en 2017 le Chatomat, un petit bistrot montreuillois de 22 places assises pour s’installer dans la même ville, à l’Isolé, un lieu beaucoup plus grand et à l’architecture atypique, où ils disposent d’une centaine de places, terrasse comprise. «Je ne regrette rien, confie Victor Gaillard. C’est plus tranquille. Cela ressemble un peu à la province. Contrairement à Paris, ici, nous ne pouvons pas espérer renouveler une table à 21h30. Mais finalement, ce n’est pas plus mal. Nous arrêtons de travailler plus tôt. Il faut aussi savoir que les bars dans cette ville doivent fermer à minuit, contre 2h à Paris. Pour ceux qui travaillent la limonade, cela présente un inconvénient. » Le duo est parvenu à fidéliser une clientèle importante sur la base d’un ticket moyen de l’ordre de 60 € lors du dîner. Victor reconnaît toutefois qu’il faut proposer une offre beaucoup plus attractive lors du déjeuner. Durant cette période de la journée, le ticket moyen ne dépasse pas 26 €.

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