Le retour en grâce du pain au levain

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Le pain au levain, à l’ancienne, se trouve de plus en plus sur les tables des CHR. Ce retour de la qualité passe notamment par la réhabilitation de variétés de blés anciens et par de très longues fermentations. À ce sujet, les boulangers et les restaurateurs s’accordent sur un point : la qualité a un prix.

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Pain du Bristol. Crédits : The Social Food.

«Je voulais revenir à du vrai bon pain, comme nous l’aimons, c’est-à-dire des miches de pain et non de la baguette », déclare Éric Frechon, chef du restaurant Épicure, au Bristol (Paris 8e), qui détient trois étoiles au Guide Michelin. Le changement intervient alors en 2018. « Nous produisions déjà notre propre pain. Il y avait une baguette très nature et des pains plus compliqués, avec des lardons par exemple. Mais j’en ai eu assez de ces petites pièces de pain », retrace-t-il.

Pour ce faire, le Normand descend à Cucugnan, dans l’Aude, rencontrer Roland Feuillas, meunier et boulanger. « Je suis tombé amoureux de ses blés », se souvient-il. Mais pas seulement. En effet, en plus des céréales, le chef est reparti avec le moulin, qui est depuis installé au sein du Bristol. « J’ai remis le pain au centre de la table. Il est un accompagnement relativement “neutre » et doit aller avec tous les plats », défend Éric Frechon.

Thierry Breton, restaurateur de La Pointe du Grouin (Paris 10e), qui s’est lancé il y a une quinzaine d’années dans la production de pain, abonde : « Ce n’est pas le dévaloriser. Dire que le pain est bon mais qu’il n’a pas enlevé le goût de la cuisine correspond au meilleur pain pour un restaurant. » En outre, « au-delà du pain en lui-même, c’est ce qu’il représente [qui est important, NDLR] : le partage, le fait d’être accessible à tous », estime Éric Frechon. Ce qui justifie de remettre le produit en avant, afin de lui « redonner ses lettres de noblesse ».

Il existe un vrai regard du consommateur sur le pain, ce qui entraîne le restaurateur à bien surveiller son produit et le service de celui-ci.
Jean-Luc Poujauran, boulanger,

Cet engagement s’inscrit dans une tendance plus large de valorisation du pain dans les CHR. « À une époque, je trouvais que le pain n’avait pas assez de place à table. Alors qu’aujourd’hui, les chefs y portent une attention particulière », confirme Frédéric Lalos, MOF boulanger, qui fournit depuis 2016 exclusivement les professionnels de la restauration. Comptant plus de 200 clients, il constate que « le pain prend de l’importance ».

Jean-Luc Poujauran, qui, depuis 2003, ne livre lui aussi que les CHR, pour un total d’environ 300 clients, note une « révolution en marche depuis 20 ans sur la qualité du pain ». Un changement d’état d’esprit induit par la demande du client final, selon le boulanger : « Il existe un vrai regard du consommateur sur le pain, ce qui entraîne le restaurateur à bien surveiller son produit et le service de celui-ci. » Un avis partagé par Thierry Breton : « C’est à l’image de l’attention portée au service, à la sélection des vins, au locavorisme. Il y a une évolution globale des clients et des restaurateurs. C’est une demande commune. »

Blés anciens, longues fermentations

S’agissant du service du pain, Jonas Seignovert, qui dirige avec Lukasz Gorniak la brasserie Chez Eugène, place du Tertre à Montmartre (Paris 18e), porte une attention toute particulière. Client de Thierry Breton, il a souhaité dès la reprise de l’établissement, en juin 2021, présenter du pain au levain. « Grillé avant, servi légèrement tiède, croustillant avec une mie déliée. Les clients ont l’odeur du pain avant même qu’il soit servi à table. Ça leur donne le sourire », raconte-t-il. « J’essaie d’aiguiller mes clients pour que le pain arrive en même temps que l’entrée. Il ne doit pas être sur la table quand les clients arrivent », complète Jean-Luc Poujauran.

Pour réaliser ce « vrai bon » pain à l’ancienne, Frédéric Lalos a opté pour du levain naturel, qui apporte « du goût, de la conservation [de l’ordre de plusieurs jours, NDLR], de la mâche et de la texture en bouche », en plus de choisir des blés anciens. Il joue par ailleurs sur les longues fermentations, d’une durée minimale de 24 h et jusqu’à 72 h, alors « qu’il est possible de réaliser une baguette en deux heures ».

« Ces longues fermentations permettent de manger le gluten », avance Jean-Luc Poujauran. Ce dernier travaille par ailleurs du vieux levain de son père, également boulanger, du sel de Guérande ramassé à la main et des farines moulues en région parisienne par une meule de pierre. Ce procédé permet ainsi au « germe de blé, qui est l’essence du blé, de rester vivant ». Ce qui a pour conséquence de « faciliter le transit intestinal ».

Thierry Breton, qui propose essentiellement du pain de campagne au levain et du pain au maïs, se fournit aussi auprès d’un moulin francilien. « Nous travaillons à l’ancienne, avec la pénibilité et les horaires de nuit. Mais la récompense est là », se satisfait-il.

Du bon pain pour un bon plat

Néanmoins, « ce n’est pas parce que nous faisons de la baguette que c’est moins bien. Ce n’est pas la question du pain en soi, c’est plutôt celle de trouver les bons blés et les bonnes farines. C’est cela qui est difficile », assure Éric Frechon. Le Bristol sélectionne ainsi, pour son pain vivant, quelques blés anciens auprès de Roland Feuillas. Au total, une dizaine de blés sont travaillés, comme le khorasan, le petit épeautre, l’engrain, le blé de population ou le rouge de Bordeaux. Chaque type de pain est composé d’une seule variété de céréales. « Nous respectons le goût du blé », insiste Éric Frechon.

Le khorasan est par ailleurs le pain servi chez Épicure à chaque service ; les autres tournent en fonction des envies de l’équipe. « Tout le savoir-faire du boulanger et sa sensibilité ressortent dans ce côté naturel du pain. La pâte est tous les jours tellement différente que nous ne pouvons pas la travailler de la même manière à chaque fois », détaille le triple étoilé.

L’ensemble de ce travail et des attentions portées aux ingrédients permet de créer un pain particulièrement goûteux. « Le bon pain est celui qui a du goût, que nous l’aimons ou pas », résume Frédéric Lalos. La qualité du pain se révèle d’autant plus importante qu’il s’agit « quasiment d’une des images principales de la qualité du restaurant », d’après Jonas Seignovert, puisqu’il est « consommé par tous ».

Thierry Breton, le restaurateur boulanger de la Pointe du Grouin (Paris, 10e). Crédits : Aurélien Peyramaure / Au Cœur du CHR.

Eric Frechon, chef 3 étoiles d'Epicure, au Bristol (Paris, 8e). Crédits : Le Bristol.

Le MOF boulanger Frédéric Lalos compte plus de 200 clients CHR. Crédits : Julie Cosquer.

Le boulanger Jean-Luc Poujauran fournit environ 300 établissements. Crédits : Aurélien Peyramaure / Au Cœur du CHR.

Jonas Seignovert, patron de la brasserie Chez Eugène (Paris, 18e), avec Lukasz Gorniak. Crédits : Aurélien Peyramaure / Au Cœur du CHR.

Le pain doit aussi correspondre à l’offre générale de l’établissement. « Si nous sourçons la viande et les légumes, pourquoi pas le pain ? », questionne le patron de Chez Eugène, avant de conclure : « Nous, restaurants, sommes l’école de l’alimentation, l’image de la cuisine. Nous ne devons pas être le contre-exemple. »

Lui aussi client de Thierry Breton, Yves Camdeborde, à la tête des « Avant-Comptoir » situés dans le 6e arrondissement de la capitale, va plus loin. « C’est même philosophique, lance-t-il. Je ne me vois pas servir un bon plat dans une belle assiette, avec un beau verre mais avec un pain qui n’est pas au niveau. Il faut une seule et même philosophie du début à la fin. Ma réflexion ne porte pas que sur la matière première, elle porte sur tout. » Raison pour laquelle les CHR peuvent investir davantage sur le pain, qui n’est pas vendu en tant que tel au client, mais qui est compris dans le prix de revient d’un plat.

« Il faut qu’ils soient prêts à gagner un peu moins d’argent au début pour que le client revienne », assure Jonas Seignovert, avant d’avancer un autre argument : celui du gaspillage alimentaire. « Il faut voir ce que jettent tous ceux qui proposent du pain blanc. Nous ne jetons quasiment pas de pain », précise-t-il, pouvant conserver le pain de Thierry Breton trois à cinq jours, « sans problème ».

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