La tumultueuse relation entre les chefs et le Guide Michelin

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Un lien étroit lie les grands cuisiniers et le puissant Guide Michelin, donneur d’étoiles. Quand certains y attachent une importance de premier plan, d’autres prennent du recul face à la « toute-puissance » de ce système, producteur de contraintes pour les restaurants. Les étoiles Michelin, lourd fardeau ou reconnaissance ultime ?

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La tumultueuse relation chefs et Guide Michelin. Crédits : DR.

Le verdict peut sembler cruel, mais la sentence est tombée. Michel Sarran, Guy Savoy ou encore Christopher Coutanceau doivent retirer l’un de leurs précieux macarons de la devanture de leur établissement. Si Guy Savoy se tourne déjà vers l’avenir, la pilule passe plus mal pour Michel Sarran : « C’est un coup de massue. L’ego en prend un coup », a-t-il lancé.

Étoiles et chefs se vouent une relation particulière. Plus jeune étoilée de France (2016 aux Fables de la Fontaine ; 2019 à Baieta), Julia Sedefdjian revient sur son expérience. « Obtenir l’étoile Michelin était un objectif. Cela permet à l’établissement d’avoir une certaine notoriété et de remplir notre salle rapidement. C’est clairement une motivation », explique-t-elle. En effet, l’obtention du macaron Michelin permet aux établissements distingués de revoir à la hausse leurs ambitions… et leurs prix. « Bien entendu, l’attente n’est plus la même une fois l’étoile en poche. Si j’ai pu la conserver aux Fables de la Fontaine en pratiquant des prix particulièrement bas, à Baieta nous nous sommes alignés sur les prix du marché gastronomique », ajoute Julia Sedefdjian.

Si elle songe à une deuxième étoile, ce n’est pas la priorité. « Le premier objectif est de sortir de la crise actuelle, tranche-t-elle. Pourquoi ne pas se pencher vers la seconde étoile un jour ? Mais la marche est immense et nécessitera des travaux et une réorganisation complète. » Comme la cheffe, une génération de jeunes chefs partent à l’assaut des prestigieuses étoiles. Pour n’en citer que quelques-uns du cru 2023 : Mallory Gabsi, Camille Saint-M’Leux ou encore Thibaut Spiwack (tous auréolés d’une étoile Michelin) font parler d’eux et se positionnent comme les chefs de demain.

Les dessous du Michelin

Seulement, les grilles d’évaluation du Guide Michelin restent floues et contribuent à maintenir le mystère autour de l’institution. Selon l’expert et conseiller en gastronomie, Sébastien Ripari, les critères peuvent être regroupés en cinq catégories : la constance de l’établissement, la qualité des produits, l’harmonie des saveurs, la maîtrise des techniques, la personnalité du chef telle qu’elle s’exprime dans sa cuisine et la cohérence de sa carte dans son ensemble.

Des axes d’amélioration ou de maintien d’excellence qui provoquent eux-mêmes de grandes sources de contraintes pour les restaurateurs dans leur cœur de métier : les cuisines. En effet, l’identité culinaire du chef quel que soit son parcours ou son lieu de travail, est très importante. « Quand je vais travailler avec un chef, je lui demande de décrire son travail en trois adjectifs pour qualifier sa cuisine. Sur la question de la régularité, c’est une exigence particulièrement difficile à tenir. Les chefs sont des acteurs de théâtre et pas de cinéma, car ils montent tous les jours sur scène et à chaque fois, ils doivent donner le meilleur d’eux-même », confie le conseiller.

L’un des points les plus paradoxal de l’évaluation des inspecteurs du Michelin est la qualité de l’expérience client car officiellement, elle n’est pas prise en compte mais d’après l’expert Sébastien Ripari.« C’est un élément qui compte. Tous les petits à côté qui font que vous vous sentez bien dans un restaurant, c’est primordial, c’est le principe même de l’auberge et de l’accueil », note-t-il.

Un enjeu financier

Quand des chefs grimpent vers les astres du Michelin, d’autres lumières traversent des périodes plus difficiles. C’est le cas du chef Frédéric Bacquié, qui s’est vu retirer sa précieuse étoile en 2022, après quinze années. « Sans elle, je me sens orphelin. J’ai eu un choc, je ne l’ai vraiment pas vu arriver », raconte-t-il dans les colonnes de l’Indépendant. Si le chef de 43 ans repart en conquête, il ne se fait pas d’illusions et reste conscient du travail qu’il lui faudra appliquer. Ainsi, l’acquisition ou la perte d’une étoile sur un établissement entraîne nécessairement des conséquences.

Selon Olivier Gergaud, professeur d’économie à la Kedge Business School, le retrait du macaron rouge fait chuter, en moyenne, la rentabilité de 2% à 3%. Au contraire, le spécialiste explique que l’obtention d’une étoile va booster en moyenne de 80% le chiffre d’affaires sur trois ans. « Si aujourd’hui, le guide assure ne juger que le contenu des assiettes, ils sont forcément influencés par le cadre global », ajoute Olivier Gergaud. Le système est donc à double tranchant : pour monter en gamme il faut investir massivement et – bien souvent – s’endetter (près de 1,4 million d’euros pour passer de la seconde à la troisième étoiles, selon une étude de 2017 dans Harvard Business Review).

Le cas Sébastien Bras

« Des sportifs ont refusé des médailles, des acteurs ont refusé des Oscar, moi je ne veux plus de cette étoile », déclare le chef Sébastien Bras dans une interview accordée à Brut. Après avoir demandé à quitter le Guide Michelin en 2018, ce dernier refuse désormais de s’exprimer sur les raisons d’un choix qu’il a largement justifié sur les plateaux de télévision. Pour lui, la page est tournée. En effet, le chef a renoncé aux trois étoiles décrochés par son établissement, Le Suquet, en 1999. En cause ? La pression incessante sur ses épaules de chef de cuisine. Le restaurateur avait alors confié avoir le sentiment que parmi ses clients, une partie ne se déplace que pour le juger.

Bien que ces trois macarons ont été accueillis par lui et ses équipes comme un cadeau immense et un atout indéniable, le chef a fini par reconnaître qu’il s’agit davantage pour lui d’un frein plutôt qu’un moteur. Benjamin Girard, porte-parole du chef, confirme que cette décision a été bénéfique pour Sébastien Bras, qui a retrouvé une forme de liberté dans sa cuisine. La clientèle du Suquet est restée fidèle et « les réservations sont au complet et nous avons ouvert un nouvel établissement. »

Ce dernier rappelle que le Guide Michelin n’est pas un classement officiel des meilleures tables de France mais qu’« il s’agit plutôt d’une référence, reconnue de tous, médias compris ». Cette mise à distance avec le Guide rouge a également été opérée à cause du mystère autour des critères de notation. « Nous ne recevons pas de compte-rendu, il n’existe pas de grille d’évaluation, c’est assez obscur », confirme le bras droit du chef de l’Aubrac. Si la décision de quitter le guide semble avoir été bénéfique pour un chef dont la notoriété à été bâtie il y a fort longtemps, pour d’autres, la perte d’une étoile est vécue comme une forme d’injustice.

Avant la cérémonie 2023, l’annonce de rétrogradation de restaurants comme celui de Michel Sarran a provoqué étonnement et désarroi. Mais, selon Sébastien Ripari, le guide a tendance à garder jalousement le secret du contenu de la nouvelle édition jusqu’à la cérémonie officielle. Ces annonces officieuses, qui ne sont pas des fuites, montrent que si les étoiles ont vocation à couronner un établissement, la communication elle, porte sur les chefs « pour des histoires de buzz et de modernité. »

Par Josselin Colnot et Rania Gabel

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