Incubateurs : une nouvelle génération d’entrepreneurs à la conquête de la restauration

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Le monde de la restauration change. Et avec lui, le financement des projets évolue. La crise qui frappe de plein fouet la profession va accélérer cette mutation. Plusieurs stratégies financières permettent aux entrepreneurs de lancer un concept, de le développer, de l’actualiser et de multiplier les points de vente. C’est donc une nouvelle génération de restaurateurs qui s’installe, portée par différentes formes d’investissements.

Tigrane Seydoux et Victor Lugger
Tigrane Seydoux et Victor Lugger

«Ces jeunes issus de deux horizons différents, des chefs de partie ou seconds de cuisine de restaurants étoilés, et des anciens d’HEC ou de grandes écoles de commerce, font de la restauration autrement, analyse Bernard Boutboul, fondateur de la société Gira conseil, spécialisée dans la restauration. Ils repensent dès le départ le métier de restaurateur, car le modèle ne fonctionne plus, les charges sociales ont progressé et le coût des matières premières aussi. Nous sommes arrivés à un point de rupture qui pousse à faire autrement. »

Si la consommation alimentaire hors domicile a changé aujourd’hui, son corollaire financier est lui aussi bouleversé. L’investissement en restauration ne se limite pas aux apports personnels des entrepreneurs ni au seul soutien des banques privées. Les membres de cette nouvelle génération de restaurateurs vont « plus chercher des business angels [« investisseur providentiel », NDLR] , ils font des tours de table auprès de leurs parents, leurs oncles ou des chefs d’entreprise ou vont chercher des fonds d’investissement ou des fonds incubateurs » , poursuit Bernard Boutboul.

Plusieurs exemples d’entrepreneurs se sont distingués ces dernières années avec de nouveaux concepts de restaurants. Leurs succès ont parfois été fulgurants, que ce soit en restauration rapide, traditionnelle ou tendant vers la bistronomie, à l’instar de Jean Valfort. Après des études à l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), il se lance dans le développement d’une chaîne de burgers artisanaux, dont il est l’un des cofondateurs : Blend.

Après avoir quitté cette enseigne de burgers de qualité à Paris, le jeune entrepreneur se lance dans une nouvelle aventure en 2014, avec Farago. Le concept est tout autre, c’est un bar à tapas, qu’il inaugure avec son ancien associé Pierre Dutaret. Puis, le groupe Farago (désormais Panorama) grandit rapidement et propose différents types de restaurants.

« Nous avons ensuite ouvert Canard et Champagne en 2016, avec une carte spécifique à ces deux produits, puis le restaurant Astair en 2018 avec une carte typique de bistrot, énumère Jean Valfort . La même année, Farago on the roof a ouvert à Nice et en 2019, nous avons ouvert Zola, un concept de pizzeria et trattoria. » Outre cette succession de restaurants, Panorama group s’est lancé dans la livraison depuis 2018 avec une dark kitchen (des cuisines où sont préparés des plats dédiés uniquement à la livraison) baptisée Kitchen Club et proposant cinq cuisines différentes : Braise ! Braise ! (rôtisserie), Mama Roll (wraps), Saint Burger, Big Boy Pizza et Letu (salades). Quatre laboratoires permettent de livrer l’ouest parisien, tandis qu’un autre a été ouvert à Bordeaux l’an dernier. Le groupe emploie au-jourd’hui 110 salariés et ambitionne cette année d’acquérir de nouvelles structures pour livrer toute la capitale et certaines villes de province.

Ce groupe prolifique s’est construit par étapes et avec différentes sources de financement. « Le premier projet a été monté avec un associé, qui ne fait plus partie du groupe, et nous avions alors un petit investisseur privé pour rassurer les banques, explique Jean Valfort. Un crédit bancaire nous a été accordé par BNP Paribas, puis nous avions été approchés par un fonds ISF, quand cela existait encore, qui a investi 500 000 € dans l’entreprise pour une première phase de développement. À chaque ouverture de restaurant nous avons demandé un crédit bancaire. »

Depuis deux ans, les parts de Pierre Dutaret ont été rachetées par l’investisseur privé Georges Saier. Ce dernier accompagne aujourd’hui les financements des différents établissements de Panorama group. Au début 2019, l’enseigne a d’ailleurs obtenu une levée de fonds d’un million d’euros auprès du groupe Véry, présidé par Georges Saier, afin d’accélérer le développement des dark kitchens dans toute la France.

Bpifrance, un solide garant de financement

Les investisseurs privés et les banques permettent de lancer et de consolider des projets. Mais les garanties financières des entrepreneurs en restauration – secteur fragile et dépendant de la conjoncture économique – ne sont parfois pas suffisantes pour bénéficier de prêts bancaires. La Banque publique d’investissement (Bpifrance), dont le capital est détenu par la Caisse des dépôts, l’État et quelques sociétés, permet de simplifier les démarches de financement des start-up et des nouvelles enseignes. « Elle se porte caution, elle est garante de 50 % de la dette, donc une banque se lancera plus facilement dans un projet et prendra moins de risques, témoigne Jean Valfort. Bpifrance apporte une garantie financière et nous avons pu profiter de son prêt modernisation de la restauration. »

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Jean Valfort, fondateur du groupe Panorama

Si ce prêt a été arrêté à l’été 2018, plusieurs dispositifs sont mis en place par Bpifrance pour soutenir les restaurateurs. « Nous avons toujours continué à accompagner des projets, notamment dans la restauration. Nous en analysons autour des dark kitchens , l’évolution du food dining , le click and collect, voire les traiteurs… nous accompagnons la restauration sous plusieurs angles, affirme Serge Mesguich, directeur du Fonds France Investissement Tourisme de Bpifrance. Le taux de défaillance est très élevé dans la restauration. Pour tout ce qui concerne la création, nous activons le dispositif de garantie jusqu’à 70 %, en regardant le côté professionnel et l’expérience des entrepreneurs dans le tourisme. »

À la tête du groupe Soli – qui réunit les six restaurants parisiens Mamie et Yaai Thaï – Matthieu Soliveres reconnaît l’importance de Bpifrance dans le développement de ses enseignes. Après l’ouverture du premier restaurant Mamie Burger en 2013, conçu autour d’une carte de burgers gourmets, le groupe a élargi sa gamme avec trois nouveaux restaurants de type néo-bistrot, avant que Bpifrance ne l’aide dans sa croissance. En 2017, la Banque populaire Occitane (soutien de Mamie dès l’origine) et la Banque publique d’investissement entrent dans le capital du groupe à hauteur de 1,5 million d’euros.

Bpi France a joué un rôle important dans le développement des enseignes du groupe soli

« Bpifrance est venu me chercher, alors que je ne connaissais pas cet organisme. Ils m’ont convaincu en venant me voir, ils étaient intéressés par notre travail, j’ai senti que la qualité de nos produits et notre service rentraient en ligne de compte, raconte Matthieu Soliveres. Nous étions déjà entre 80 et 90 salariés, il me fallait un peu d’argent pour gonfler ma trésorerie à ce moment. Cette levée de fonds nous a permis d’être tranquilles. »

iMatthieu Soliveres a développé deux enseignes parisiennes, Mamie Burger (4 unités) et Yaai Thaï (2 unités)
Matthieu Soliveres a développé deux enseignes parisiennes, Mamie Burger (4 unités) et Yaai Thaï (2 unités). Crédits : La Revue des Comptoirs.

En outre, dans le cadre de la crise de la Covid-19, le prêt tourisme de Bpifrance permet aux TPE et PME de contracter des prêts jusqu’à 2 M€. Les remboursements s’effectueront entre deux et dix ans, avec un différé de deux ans. Par ailleurs, Bpifrance dispose du Fonds Avenir Soutien Tourisme (FAST) dédié aux petites structures pour les accompagner via des tickets d’investissements compris entre 50 000 et 400 000 €.

Le FIT 2 (Fonds France Investissement Tourisme 2), destiné à soutenir les PME et les petites ETI fragilisées, permet de financer les restaurateurs à partir de 400 000 € et jusqu’à 7 M€. Dans le contexte actuel, Serge Mesguich appelle également les restaurateurs qui le peuvent à avoir recours au PGE, jugeant ce dispositif comme « une précaution » avant que « l’entonnoir se resserre d’ici à un ou deux ans. »

Financement participatif et fonds d’investissement

Avec leur enseigne Pokawa, Maxime Buhler et Samuel Carré ont connu une croissance éclair. Après avoir découvert le poké bowl, un plat traditionnel hawaïen composé de riz, de poisson mariné, de fruits et de légumes, les deux amis, alors âgés de 26 ans, décident de commercialiser ces bols healthy en livraison, puis d’ouvrir leur premier restaurant (Paris 2e) à l’été 2017. Ce projet a commencé par un apport personnel de « même pas 20 000 », note Maxime Buhler. Deux ans plus tard, le duo se trouve déjà à la commande d’un groupe de neuf restaurants et points de vente implantés à Paris, à Nantes et à Nice.

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>Pokawa a ouvert en 2017, et comptait en 2018 un CA de 4,80 millions d’euros.

À la fin 2018, Pokawa enregistrait un chiffre d’affaires de 4,80 M€. Les jeunes entrepreneurs n’ont pas hésité à multiplier les moyens de financement pour continuer à faire grandir leur enseigne. En juillet 2019, ils collectent 300 000 € sur la plateforme de financement participatif de crédit WeShareBonds, grâce à l’argent de professionnels de l’investissement (51 %), mais aussi de particuliers (49 %).

En septembre dernier, les jeunes entrepreneurs se sont associés avec Vendis Capital pour poursuivre leur croissance à une autre échelle. Le fonds d’investissement belge aurait injecté « entre 10 et 15 millions d’euros », afin de répondre aux ambitions européennes de Pokawa. Le plat hawaïen a su conquérir rapidement de nombreux consommateurs, notamment à travers la livraison. Avec leurs bols froids, sains et facilement instagrammable, la jeune chaîne française a réussi à décrocher l’an dernier le prix du plat le plus commandé au monde sur la plateforme Deliveroo.

« Business angels » : soutien financier et relation humaine

Incontournables depuis 2015 et l’ouverture d’East Mamma, les deux anciens élèves d’HEC, Victor Lugger et Tigrane Seydoux, ont constitué un empire de la restauration italienne à Paris (neuf adresses), qui s’étend depuis en province (Lille, Lyon) et en Europe (Londres, Madrid). Lors de son développement, le groupe Big Mamma a notamment pu bénéficier du soutien de l’homme d’affaires Stéphane Courbit. Un partenariat financier né d’une relation humaine et professionnelle.

Avant de se consacrer aux trattorias branchées, Tigrane Seydoux fut un proche de l’entrepreneur français, au sein de son groupe LOV Hôtel Collection. De son côté, Victor Lugger a également côtoyé Stéphane Courbit lors de son passage à la direction de My Major Compagny. Ce dernier était l’un des business angels de l’ancien label de musique. Mais d’autres hommes d’affaires importants ont également soutenu Big Mamma lors de son expansion : Elie Kouby, Sébastien Breteau ou encore Xavier Niel.

iTigrane Seydoux et Victor Lugger
Tigrane Seydoux et Victor Lugger

« Nous voulions des individus entrepreneurs car ils ne vont pas avoir une exigence de responsabilité tout de suite (…) Notre vision est qu’il est nécessaire d’investir pour réussir. On investit d’ailleurs deux à trois fois plus par mètre carré que les autres restaurants à Paris. Un fonds d’investissement n’aurait jamais accepté cela », expliquait Victor Lugger en 2017, dans les colonnes de Challenges. Le recours à un soutien financier plus humain, incarné par le modèle du business angel , peut être une alternative viable au financement de projets. « Financer est une chose, mais soutenir, accompagner et conseiller font partie du rôle. Un business angel n’est pas qu’un financeur. Il y a également une logique de give back . Des business an-gels m’ont fait confiance. Il est naturel que cette confiance se relaie », explique Arthur Perticoz sur le site d’Angelsquare. Ce fondateur de l’application de podcasts Majelan, lui-même business angel, a notamment investi dans la Brasserie Bellanger cette année.

Les nouveaux concepts de restauration sont portés aujourd’hui par une génération qui pourrait « progressivement prendre le contrôle » du secteur « dans dix ou quinze ans », observe Bernard Boutboul. Un secteur où différentes sortes de financement peuvent être utiles au lancement ou à la consolidation d’un projet. Selon le fondateur de Panorama group, Jean Valfort, il est indispensable « d’entretenir de bonnes relations avec les banques et les investisseurs, car on ne fait rien sans argent dans la restauration. »

Intégrer un incubateur : mode d’emploi

Afin d’être encadré dans la création d’un projet en restauration, plusieurs incubateurs offrent leurs services. Selon les profils, différentes structures accueillent aujourd’hui des chefs et des entrepreneurs. À Lyon, La Commune s’organise comme « un accélérateur de concepts culinaires » au sein d’une ancienne menuiserie transformée en lieu culturel et espace de travail. Sur candidature, et contre 5 000 € par mois, cet incubateur accueille une quinzaine d’artisans cuisiniers durant six à douze mois, afin qu’ils puissent tester leur projet. Par ailleurs, s’appuyant sur l’expérience de son école reconnue, Ferrandi Entrepreneurs offre un programme d’incubation qui accompagne les porteurs de projets à partir de sept modules au choix (techniques culinaires, business plan…) avec un coût variable selon chaque module. Depuis 2017, l’incubateur Service compris accompagne lui aussi les professionnels de la restauration avec trois programmes différents (reconversion, accélération et formation).

Céline Chung, cofondatrice des restaurants parisiens Petit Bao puis Gros Bao, a suivi la première édition du programme accéléré : « Nous sommes convaincus qu’il faut être bien entouré d’experts. Nous avons rencontré un avocat spécialisé, qui nous a été introduit par Service compris et qui a repris notre dossier à temps pour la signature de notre lieu. »

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