La dynamique des rouges légers

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Alors que les vins connaissent globalement une chute de leur consommation en France, la trajectoire des rouges s’annonce plus catastrophique encore. Toutefois, les rouges légers, caractérisés par leur fraîcheur et leur gourmandise, semblent tirer leur épingle du jeu. Ils s’adaptent non seulement aux nouveaux temps de repas, mais ils se révèlent aussi plus abordables en matière de goût.

étude terra vitis
Terra Vitis révèle les attentes des consommateurs de vin en France. Crédit : DR.

Le mariage entre les Français et leur boisson nationale ne commencerait-il pas à battre de l’aile ? La question peut sérieusement être posée au regard des données de consommation en France ces dernières décennies. En effet, le Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine et à indication géographique (CNIV) estime que la consommation française est passée de 100 litres par habitant et par an en 1975, à 40 litres en 2019, perdant ainsi plus de 50% de volume. Néanmoins, les tendances divergent selon les couleurs.

En effet, le rouge connaît la plus importante décrue, avec une baisse de 32% de sa consommation par rapport à 2011, selon le résultat d’une étude de l’institut de données Kantar. Cette couleur n’est donc plus la préférée des Français. Selon le baromètre Sowine Dynata 2023 sont dénombrés 88% de consommateurs de rosé, tandis que ce chiffre grimpe à 93% pour le blanc. Mais il atteint seulement 83% pour le rouge.

Une tendance globalement confirmée par NielsenIQ. « Si les Français sont moins nombreux à consommer du vin rouge (14,8 millions d’acheteurs/perte de 629.000 foyers entre 2019 et 2022), le vin blanc les séduit davantage (17,4 millions d’acheteurs/+ 192.000 foyers) », indique ainsi l’entreprise d’analyse. Cependant, la situation peut varier selon les régions. « Dans la Loire, nous ressentons moins ce phénomène [de décroissance de la consommation, NDLR], dans la mesure où, pour les rouges légers, cela profite aux vins de Bourgueil ou de Saumur-Champigny, qui gardent beaucoup de fraîcheur aromatique, de l’acidité et un groupe de fruits frais, ils sont très faciles à consommer, à la fois à table, mais aussi lors d’autres moments de consommation. Nous sommes en légère décroissance, mais nous résistons beaucoup mieux que les autres régions françaises », expose Nicolas Emereau, directeur général d’Alliance Loire.

L’entreprise, qui regroupe des structures coopératives du Val de Loire, a en outre sorti la cuvée Tuffeau Tout Flamme, en AOC saumur-champigny, composée entièrement de cabernet franc. « Elle présente une grande diversité aromatique, un côté frais, avec une pointe épicée apportée par le cabernet franc », décrit-il. Ainsi, la classification selon la couleur tend à être réductrice, tant les différences peuvent être notables d’une bouteille à une autre dans une même catégorie.

Alors que la catégorie des rouges connaît ce désamour croissant, les plus légers, caractérisés soit par leur plus faible taux d’alcool, soit par une buvabilité plus simple, accompagnée de fraîcheur et de gourmandise, ne suivent pas la même trajectoire. En effet, la population plus âgée prise davantage les rouges dits classiques, tanniques, que les autres couleurs.

À l’inverse, les jeunes générations sont peu attirées par le vin, et encore moins par le rouge. Or, « les générations âgées qui en consommaient régulièrement quittent le marché. Les générations plus jeunes qui entrent dans le maché n’en consomment qu’occasionnellement, voire exceptionnellement », constate amèrement le CNIV à l’occasion de sa lettre économique du deuxième trimestre 2023. « Au total, ce renouvellement grahpique sera responsable d’une perte de marché estimée à 3,5 millions d’hectolitres en 2034, dont deux millions d’hectolitres de vin rouge », ajoute-t-il. Le déclin du rouge devrait donc se poursuire.

Nouveaux moments de consommation

Le rouge classique pâtit de son traditionnel moment de dégustation. Comme l’indique le baromètre 2023 de Sowine et Dynata, le repas est choisi pour 75% des consommateurs de vin rouge. Il est par ailleurs classique d’associer cette couleur à de la viande rouge. Or, ce type de viande, encore plus que les autres, a connu pendant 20 ans une baisse de sa consommation. Par voie de conséquence, si celle-ci est moins plébiscitée, le rouge suit la tendance.

En outre, le moment même du repas connaît une restructuration avec des instants moins formels, mais plus propices à la détente, encouragés par la tendance des apéritifs déjeunatoires et dînatoires, ainsi que le fort développement des tapas. Avec de nouveaux modes de consommation, les vins rouges de gastronomie ont ainsi un peu moins leur place. Pour preuve, le moment de l’apéritif est plébiscité par 28% des buveurs de blanc et 25% des amateurs de rosé, toujours d’après les données du baromètre 2023 réalisé par Sowine et Dynata.

Tandis que celui de la soirée est privilégié par 20% des consommateurs de vin blanc et 20% des buveurs de vin rosé. « Nous sommes attirés par des rouges légers parce qu’ils correspondent à de nouveaux instants de consommation et une déstructuration des repas. Nous avons de moins en moins de repas tels qu’on les pratiquait avant, c’est-à-dire entrée-plat-fromage-dessert. De plus en plus ils se font sur le pouce, ou selon des modes de street food. A contrario, le créneau de l’apéritif tend davantage sur des produits plaisir, plus faciles d’accès. Les rouges fruités s’insèrent parfaitement dans ces instants », confirme Armand de Gérard, directeur marketing et communication de l’Union interprofessionnelle du vin de Cahors.

Ainsi, la fraîcheur qui profite tant au rosé et au blanc constitue également un atout pour le rouge léger. Les caractéristiques d’un tel rouge lui permettent une plus large adaptation en cas d’accord avec des mets. Ce qui induit une consommation facilitée pour un plus grand nombre d’instants et en toute saison. « Dès qu’il commence à faire chaud, nous constatons que les gens n’ont plus envie de rouge et se tournent vers du blanc ou du rosé, ils veulent de la fraîcheur. Naturellement, les rouges plus structurés, tanniques, sont mis de côté parce qu’il fait trop chaud », indique Fabrice Sommier, élu en avril 2023 président de l’Union de la sommellerie française (UDSF) et sommelier.

Le rouge léger a donc une carte à jouer. « La caractéristique d’un rouge léger est d’être sur le fruit, d’avoir un côté gourmand et surtout peu d’amertume, donc il peut être servi un peu plus frais », avance le sommelier. Un mode de consommation que prescrit également William Monin, du Château Saint Pons, dans le Vaucluse, en AOC ventoux, ses Justes Rouges Cinsault, légers, composés de 80% de cinsault et 20% de syrah. « Quand il fait chaud avec 30°C, nous pouvons le servir à 14°C. Il peut accompagner les carpaccios, mais également de la cuisine provençale et épicée », suggère-t-il ainsi.

Vers une démocratisation

En somme, le vin rouge léger offre une démocratisation de la consommation. En effet, il peut orienter vers l’univers viticole des personnes qui le méconnaissent et qui s’en désintéressent actuellement, notamment une partie de la jeune génération, qui voit en la bière un breuvage davantage décomplexé.

Quant à la question de savoir si les rouges légers peuvent permettre de donner aux jeunes l’envie de découvrir l’univers du vin, Benoit Aymard, vigneron du Clos d’Audhuy, dans le Lot, se montre catégorique. « Complètement, affirme celui qui réalise 60 à 70% de ses ventes avec la cuvée Les Polissons, en AOP cahors, facile à boire. Parce qu’ils sont moins complexes à comprendre et à boire. Quand on commence à s’intéresser au vin, il est vrai que des rouges structurés peuvent être écœurants, déroutants. Je trouve qu’il s’agit d’un bon tremplin pour apprendre à goûter du vin. » Par ailleurs, les vignerons peuvent jouer sur la légèreté et la fraîcheur par le biais de différents paramètres tout au long du processus de fabrication.

Évidemment, le terroir possède un impact non négligeable. De fait, le Château de Crémat dominant la ville de Nice, dans les Alpes-Maritimes, se trouve au cœur de l’AOP bellet. Les vignes disposées sur les coteaux de Bellet se situent à une altitude comprise entre 100 et 300 m. Surtout, c’est leur emplacement dans la vallée du Var, entre la mer Méditerranée et le massif des Alpes, qui confère aux vins du domaine leur fraîcheur si particulière.

« La situation permet de constamment bénéficier des vents. Ainsi, le matin, le froid descend de la montagne, et le soir, le chaud remonte. Cela permet une grande amplitude thermique et donc la meilleure maturité possible au niveau des peaux des raisins au moment des vendanges. Je venais d’un autre vignoble dans le sud, et la première chose qui m’a interpellé est la fraîcheur et l’acidité naturelle qui proviennent des cépages et du terroir », analyse Alain Vallès, responsable d’exploitation.

De plus, ce dernier mêle ces caractéristiques géographiques aux qualités de la folle noire, cépage autochtone tardif, ainsi qu’à une vinification particulière. « Nos cuvées qui s’appuient davantage sur le fruit et sur la souplesse sont bien évidemment issues des terroirs les plus froids, souvent en bas de vallon, avec des sols argileux, des terres un peu plus profondes, qui ne vont pas permettre d’aller à maturité totale. Aussi, nous récoltons plus tôt et nous vinifions de manière adaptée. Nous effectuons des macérations un peu moins longues pour privilégier le fruit », détaille Alain Vallès.

Le travail en viticulture n’est pas non plus à négliger, comme le décrit de son côté Benoit Aymard : « Nous allons chercher des jeunes vignes, avec un peu de rendement, pas de grosse maturité comme sur les rouges, mais plutôt de la sous-maturité, des extractions souples. » La coopérative Rhonéa, située dans la vallée du Rhône, a quant à elle effectué un choix différent : un vin rouge léger en degrés alcooliques. La cuvée Les Artistes, en AOC côtes-du-rhône, titre en effet à 11,5% vol. Le vin a ainsi fait l’objet d’une légère désalcoolisation des jus par évaporation à froid.

« Nous nous retrouvons avec un rouge qui garde sa couleur d’origine, une jolie structure et un joli fruit gourmand. Il a presque un profil de vin nouveau », déclare alors Valérie Vincent, responsable marketing et communication de Rhonéa, avant de justifier la voie suivie par la coopérative : « Les rouges de la vallée du Rhône sont encore plus touchés [par la déconsommation, NDLR], parce qu’ils possèdent une image plus chaleureuse, assez riche en alcool. D’où l’idée d’aller sur des vins à plus faible degré alcoolique. Nous avons de très jolis terroirs à blanc mais le temps du vignoble n’est pas celui du marché. En attendant de transformer une partie du vignoble en blanc, nous avons réfléchi à proposer des bouteilles plus faibles en alcool. »

Une opportunité pour les vignerons

Par ailleurs, la tendance du vin rouge léger profite à des vignobles qui, pendant longtemps, se sont trouvés dans le creux de la vague. Pour preuve, la belle période du Beaujolais, région productrice de ce type de rouge, grâce, notamment, à son cépage. « En Beaujolais, nous avons la chance d’avoir le cépage gamay qui, même s’il est bien mûr, permet d’obtenir de la gourmandise et un côté léger en bouche », confirme Franck Chavy, du Domaine Franck Chavy, à Régnié-Durette dans le Rhône.

Un type de vin finalement partagé par beaucoup de vignerons de la région, comme l’assure Kevin Jandard, propriétaire avec Marine Descombe du Château de Pougelon, à Saint-Étienne-des-Oullières, dans le Rhône : « Depuis deux-trois ans, la région connaît un regain d’intérêt, notamment grâce aux vins plus faciles à boire, que nous faisons aussi pour nous, pour ce que nous aimons. Tous les vignerons du Beaujolais qui ont entre 25 et 40 ans sont dans cette dynamique-là. »

De plus, même pour le vignoble du Centre-Loire connu pour sa fraîcheur, les rouges légers connaissent une nouvelle jeunesse. « Il existe un vrai sujet sur les rouges parce qu’aujourd’hui le vigneron du Centre-Loire est conscient du potentiel de ses terroirs et de cette alchimie entre ses cépages et ses terroirs. Le rouge n’est donc plus un complément de gamme, il n’est plus anecdotique. Il est travaillé dans la même philosophie que les blancs », constate ainsi Édouard Mognetti, directeur du Bureau inter-professionnel des vins du Centre-Loire (BIVC). Dès lors, les vignerons ont bien compris l’enjeu d’adapter leur style et leur production. Sans nul doute une preuve supplémentaire de l’importance non négligeable prise par les rouges légers.

Ce dont atteste Philippe Pellaton, président d’Inter Rhône, l’interprofession des vins de la vallée du Rhône : « Avec ces produits, nous devons répondre à la demande des jeunes qui aiment les rosés et les blancs. Cela fait longtemps que nous produisons des rouges légers et fruités. Les cépages grenache et cinsault apportent beaucoup de douceur. » Néanmoins, la communication a mis l’accent sur les rouges légers. « Tout d’abord, la capacité technique n’est pas une nouveauté. Ensuite, le fait de considérer qu’il existe une clientèle que nous avions peut-être sous-estimée. La véritable nouveauté est ainsi de le faire savoir », indique-t-il.

Dans la même veine, le Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) a lancé en septembre une campagne publicitaire, ainsi que des actions chez les cavistes et CHR, pour promouvoir les différents types de vins rouges proposés par les vignerons du vignoble. « La perception des vins de Bordeaux est un héritage et nous l’avons peut-être délaissé : des vins complexes, compliqués en termes d’accès. Or, les gens ont en tête 3% du vignoble, qui correspondent aux grands crus classés et qui sont dans une perspective de produits de luxe. Les vignerons sont aujourd’hui capables de revenir du tannique pour aller vers des produits plus légers et gourmands », argumente Florence Bossard, directrice marketing du CIVB, avant d’expliquer le but de la campagne : « L’objectif est d’aider les consommateurs qui ne connaissent pas forcément les vins de Bordeaux à en avoir une perception décomplexée. »

Cette évolution n’induit aucun remplacement, mais présente finalement une plus grande richesse dans la production. Sara Brio-Lesage, responsable des relations presse du CIVB, résume enfin la situation : « Les vignerons se sont beaucoup remis en question pour apporter de la diversité de gamme. Ils sont capables de travailler des cuvées différentes. Les vignerons vont créer une cuvée prestige et ensuite une autre davantage sur le fruit, pour les moments entre copains, à boire dans les deux ans. Ils ont compris que leur vin statutaire n’allait pas parler à tout le monde. »